(Jonas Lüscher : Le printemps des barbares, édit. Autrement, 2015)
« Tu ne poses pas les bonnes questions », dit Preising à son compagnon. C’est ainsi que commence ce petit bijou de roman satirique, de chronique d’un monde déjanté, qui finit par une petite Apocalypse annonciatrice de la grande, de la finale. Et, une fois l’histoire finie, et que son compagnon lui demande : et, alors, qu’est-ce que tu as prouvé avec cette histoire ? Preising lui répond : « Une fois de plus, tu ne poses pas la bonne question ». Et on pourrait tout recommencer a capo. Et c’est bien ce qu’on a envie de faire, de recommencer par le début, relire toute l’histoire, (ce qui montre bien que c’est un petit chef d’œuvre). Et, de plus, cela m’a rappelé que c’est une impression qu’il m’arrive très souvent d’éprouver : nos journalistes, mais aussi nos hommes politiques, nos dirigeants de toutes sortes, et même les hommes tout court (et les femmes aussi) : plus personne ne pose les bonnes questions…
Preising et son compagnon qui est aussi le narrateur, se promènent dans un endroit clos, un grand mur jaune est leur limite, et on met quelque temps à comprendre qu’ils ont été sujets tous les deux à un problème psychologique quelconque, une dépression peut-être, un manque d’envie de vivre probablement, et que l’endroit où ils sont enfermés ressemble fortement à un de ces endroits où l’on enferme les fous. Cela me rappelle qu’il y a très longtemps, lorsque ma belle-mère, réfugiée du Maroc, habitait Aix-en-Provence, lorsqu’on descendait à pied la longue Allée qui va du Centre jusqu’au Pont de l’Arc, on longeait une grande propriété sur la droite où se promenaient des fous, des fous légers je suppose, et qui vous regardaient quelquefois, me faisant penser à cette blague qu’on racontait dans le temps, vous savez : c’est un fou qui se promène dans un domaine fermé par un grillage et qui s’approche du grillage, s’adresse aux passants qui passent et leur demande : vous êtes nombreux là-dedans ?
C’est d’ailleurs l’impression qu’a eue le journaliste (Nicolas Weill) qui en a fait la critique dans le Monde, critique excellente au demeurant (Le Monde des Livres du 25 septembre 2015), que cette histoire est racontée par un fou, mais on sait que les fous sont souvent plus près de la vérité, comme les enfants, et les simples d’esprit, ce qui justifie l’allusion qu’il fait à cet exergue célèbre et shakespearien d’un roman de Faulkner : a story full of sound and fury, told by an idiot, and signifying nothing…
Je ne vais pas vous raconter toute l’histoire, ce serait dommage pour le suspense. Encore que vous en connaîtrez de toute façon les grandes lignes si vous lisez les critiques ou même simplement ce qu’en dit l’éditeur sur la page de dos du livre… Alors, voici : Preising qui raconte l’histoire, une histoire qu’il a vécue quand il n’était pas encore fou, mais riche, vivant de ses rentes, mais simplement – juste une gouvernante (celui qui dirige la boîte de son père, l’a sauvée de la faillite, grâce à ses inventions, la dirige de main de maître, à la moderne, à la mondiale, et garde Preising pour son image, bidon), Preising est un homme simple, sans couleur, sans odeur, mais hors du temps, et ne décidant jamais rien (comme ce que l’on racontait il y a très longtemps en Lorraine de Henri de Wendel, faisant un stage chez un paysan qui lui avait demandé de trier ses patates, les grosses à droite, les petites à gauche et qui retrouvait le grand patron de la sidérurgie lorraine, quelques heures plus tard, toujours assis à côté de son tas de patates, une de ces tubercules à la main, et se demandant à haute voix : faut-il la mettre à droite, ou plutôt à gauche ? Ah, toujours décider, décider…), mais la non-décision sied bien à un Président potiche. Et lorsque son Directeur l’envoie en vacances en Tunisie, lui demandant quand même d’aller voir en passant leur sous-traitant principal, Preising, une fois de plus, ne décide rien quand un concurrent lui fait une offre tentante (et le concurrent croit que c’est une tactique, que Preising est très fort, décidément…) et ne décide rien non plus quand il assiste à un accident entre un autobus et une troupe de dromadaires (de promenade pour touristes), qu’il voit un pauvre chamelier qui pleure son unique animal mort, et sa ruine, et que Preising demande ce que ça coûte, un dromadaire, et quand on lui dit le prix, et qu’il apprend que c’est ce que lui, Preising gagne par jour, il voudrait bien l’aider, le bonhomme, car il a bon cœur, le Preising, mais il n’a pas de cash, la Visa ne sert à rien dans ce cas et virer au compte du chamelier ? Mais a-t-il un compte, d’abord et, si oui, connaît-il son IBAN ? (là c’est moi qui en ajoute un peu).
C’est sur la route qui mène à un « resort » du Sud tunisien, un resort qui appartient à son sous-traitant (un capitaliste de l’époque Ben Ali) et où il est invité que se place l’incident du chamelier. Magnifiquement décrit. Et j’adore aussi la description du resort, car il me rappelle tellement ce que j’ai vu ailleurs, (aux Seychelles par exemple où sur l’une des plus belles îles coralliennes, entourée de la plus belle mer, douce et cristalline, que je connaisse, les agences de tourisme ont imposé au propriétaire impersonnel de l’île en question d’y construire une piscine !) : « Le Thousand and One Night Resort implanté dans l’oasis de Tchoub avait été conçu sur le modèle d’un campement berbère, ou plutôt d’après l’idée que s’en faisait le touriste de première classe en visite en Tunisie tel que l’avaient établi les études de marché, si tant est qu’il en eût une notion, ou que, vierge comme une page blanche et vide comme un bocal, il s’en laissât conter par une conceptrice de clubs de vacances à la renommée internationale domiciliée à Magdebourg… ». Bien sûr il y avait des tentes blanches, des palmiers, et comme « pièce de résistance » (en français dans le texte) « un spa logé dans des grottes qui avaient dû servir jadis à tenir au frais le lait de chamelle et autres produits du même genre… ; elles avaient été creusées à la main à une époque où vivaient encore en ce lieu des hommes qui n’étaient pas là en villégiature ou ne gagnaient pas leur vie en se mettant au service de ceux qui l’étaient… ».
En même temps que Preising arrive tout un bus de traders londoniens qui viennent fêter le mariage de l’un d’entre eux avec une fille aux origines plus prolétaires, mariage auquel sont également invités les parents du marié (dont la mère se demande si elle a bien réussi l’éducation de son gamin) et le frère et les parents de la mariée (qui se demandent sur quelle étrange peuplade leur fille est tombée).
Preising sympathise avec Pippa, la mère du trader. Sympathise, sans s’engager plus loin, ce n’est pas dans sa nature. Pippa apprend par cœur un poème de Bary Snyder qu’elle va réciter lors de la cérémonie de mariage, provoquant bien sûr un instant de profonde incompréhension et même de totale consternation dans l’assemblée des petits génies de la City. J’ai d’abord cru que Jonas Lüscher avait inventé tout le poème et le poète en question avant de découvrir sur le net qu’il existe bien, qu’il est de la beat generation, pas mal zen, et que le poème cité, Axe Handles, est bien de lui. Et Pippa est la seule personne décente, comme on dirait en anglais (a decent person), de cette comeodia del arte moderne. Et tragique.
Car après la folle soirée de danse, de champagne, d’alcools de toutes sortes, de drogue et de sexe, voici que s’annonce la tragédie. Ecroulement des Banques anglaises les unes après les autres, et l’Angleterre avec. La Livre dévisse complètement. Bientôt les comptes sont bloqués, les cartes Visa aussi, et finalement, même les smart phones, après avoir transmis encore les lettres de licenciement en série, ne répondent plus non plus. Et la fille de l’hôtelier coupe les vivres aux traders. S’en suit une nuit et un jour de pure folie. Un autre dromadaire passe de vie à trépas… mais je vous laisse le plaisir de la découverte du retour des barbares si merveilleusement conté. La crise financière, elle, elle commence comme en 2008, sauf que Lüscher la pousse un peu plus loin. Avec un malin plaisir, il me semble, et peut-être même une certaine hargne contre cette superbe Albion dont la capitale abrite toute cette bande de barbares qui s’ignorent.
Preising est sauvé par la fille de l’hôtelier (qui est aussi le sous-traitant de la firme de Preising et un capitaliste de Ben Ali, je le rappelle). Ils arrivent à rejoindre Tunis en voiture avec chauffeur. Mais là aussi les choses se précipitent. La Tunisie fait sa Révolution, mais une Révolution plus complète là aussi, comme semble l’indiquer la succession de surprises qui attendent Preising à son arrivée à un atelier d’assemblage dans les faubourgs de Tunis. A la télé on voit la villa qu’il connaît bien, du capitaliste, visitée par la populace, le capitaliste lui-même a été arrêté, le chef d’atelier, un atelier occupant d’ailleurs exclusivement des enfants, téléphone à la police qui vient chercher, en la tirant par les cheveux, la fille du capitaliste, et le chef d’atelier ne perdant pas son temps, offre à Preising de continuer, à son compte, l’assemblage pour son entreprise. Preising regarde un « garçon maigre et dégingandé dont les traits sombres étaient ceux des Dinkas du Sud-Soudan, qui détachait de petits autocollants durs avec ses ongles maculés de sang séché pour les coller ensuite avec des gestes précis dans les coins de petites boîtes en plastique. Le logo rouge marqué Prixxing (la marque du produit de l’entreprise Preising) que Preising crut reconnaître avec, en-dessous, le slogan Genius of Swiss Engineering dont Prodanovic (son Directeur) était si fier et pour lequel Preising avait dû verser une somme très importante à une agence de publicité zurichoise… ». Alors Preising pense à ce chef d’entreprise qui lui avait expliqué, un jour, « en mangeant son émincé à la zurichoise et ses röstis, que, tout bien pesé, cette histoire de travail des enfants était moins simple qu’il n’y paraissait… ». Bien plus complexe qu’on croit. Là Preising est quand même indigné, dit-il, et trouve que, vue de près, elle est pourtant très simple. Et simplement révoltante. Mais, comme à son habitude, il ne répond pas à l’offre de cette fripouille de chef d’atelier. Et s’en va rejoindre l’Ambassade de Suisse. Qui lui trouve une place en première classe sur la Swissair. Et le chef d’atelier croit avoir compris que Preising est un dur à cuire et qu’il va falloir négocier…
Il faut absolument lire ce court roman, court comme le sont tous les chefs d’œuvre. Est-ce un « conte philosophique », un « roman de la crise économique » ou « une comédie de mœurs » ou tout cela à la fois comme le suggère l’éditeur ? Ou encore « une formidable satire de notre époque » ? Je ne sais pas. En tout cas c’est criant de vérité. Et cruel à souhait. Et sans aucune fausse note. Je ne peux que me répéter. Il faut lire « Le printemps des barbares ». On discutera une autre fois du sens qu’il faut donner à barbare…