Après avoir découvert une citation d'Arthur Schopenhauer, l’amusant Dialogue de l’An 33, tirée de ses Neue Paralipomena, dans le livre de Rudolf Augstein (Jesus Menschensohn), je me suis souvenu que je possédais dans ma Bibliothèque l’œuvre complète du philosophe, 7 grands volumes, chacun, en moyenne, de près de 700 pages, que m’avait encore offerte mon père peu d’années avant son AVC, privant cet homme passionné d’algèbre (les nombres premiers), après avoir été pendant tant d’années, des décennies peut-être, un lecteur attentif et infatigable de Schopenhauer, à la fois de la parole, de l’écriture et de la lecture. Alors j’ai commencé à les sortir des rayons, les 7 volumes, les uns après les autres, pour y chercher la citation d’Augstein, mais ne l’ai pas trouvée. Par contre ce que j’y ai trouvé, c’est mon père…
J’y ai trouvé mon père parce qu’il n’y avait pratiquement pas une page, de chacun des 7 volumes, qui n’était pas annotée de sa main. Pas annotée en fait, non, je dirais plutôt rendue vivante, car illustrée de plein de traits de couleur, rouges la plupart du temps, rarement doublés d’autres couleurs, bleue, verte, (quand un passage devait avoir frappé le lecteur tout particulièrement), soulignant des mots, des bouts de phrases, traits verticaux en marge, pour marquer l’importance d’un paragraphe, flèches créant des liaisons, et puis les traductions, au crayon, de toutes les citations, toutes, sans exception aucune, incluses dans le texte de l’auteur, en grec, en latin, en anglais (traductions qu’il était allé chercher, du moins pour le latin et le grec qu’il n’avait pas étudiés, dans le 7ème volume où elles avaient été toutes rassemblées par l’éditeur). J’ai retrouvé mon père parce que cela réveillait mes souvenirs, des images, celle d’un homme assis à une table, un crayon à la main, un gros volume gris ouvert devant lui, à la typographie gothique à l’ancienne (l’édition datait de 1937 et l’écriture gothique a été abolie par Hitler en 1941). Était-ce déjà à Mulhouse où nous habitions jusqu’en 1943 (j’avais huit ans), jusqu’au moment où mon père a été déplacé de force par les Allemands dans un faubourg de Hanovre (il était ingénieur-géomètre employé par le Cadastre, donc fonctionnaire) ? Était-ce plus tard, après la guerre, quand nous avons habité Haguenau où ma mère avait trouvé refuge avec ses enfants auprès de sa sœur aînée et de sa mère et où mon père nous a rejoints, longtemps après l’armistice, après avoir échappé aux grands bombardements de Hanovre aux bombes au phosphore et aux bombes à souffle, avoir été retenu pendant un moment par les troupes américaines pour servir d’interprète, puis avoir traversé toute l’Allemagne en ruines sur un vélo volé ? Et puis j’ai aussi retrouvé mon père parce que je sais qu’il savait qu’il me faisait vraiment plaisir en m’offrant son Schopenhauer, parce que cela symbolisait un lien entre lui et moi, que cela signifiait que pour lui j’en étais digne, que moi aussi je m’intéressais aux choses de l’esprit, même si, à l’époque, ma bibliothèque était encore très littéraire, ma passion pour les sciences humaines ne m’étant venue plutôt sur le tard.
Pourtant je ne me souviens pas que nous en ayons beaucoup parlé entre nous, de son Schopenhauer. A peine de sa théorie sur l’optique (les couleurs), une théorie que le philosophe n’a développée, je l’ai su plus tard, qu’après avoir rencontré Goethe et que celui-ci lui ait remis sa propre étude sur les couleurs (à l’époque les grands esprits se targuaient d’être capables de s’intéresser à tout, même aux sciences. Mais comme Schopenhauer était incapable de feindre et considérait que celle de Goethe était fautive, leur relation a été bien écourtée !). Et puis mon père m’a aussi parlé, je m’en souviens, de ce que Schopenhauer considérait comme le seul moteur de l’éthique, la pitié. Il faut dire qu’à 17 ans j’étais déjà parti à Strasbourg pour la taupe, que, lorsque je rentrais les week-ends je croulais sous le travail à faire, et qu’à 20 ans je suis parti à Paris pour Centrale. Nous n’avons donc pas eu beaucoup d’occasions pour parler philosophie ces années-là. Et après je me suis marié et j’ai eu ma vie à Paris, puis à Luxembourg.
De mon côté je n’ai pas lu Schopenhauer. Je n’aurais d’ailleurs jamais pu, comme mon père, m’intéresser aussi longtemps à un seul sujet. Alors que lui semble avoir suivi l’injonction de Schopenhauer qui dit quelque part : attention, il faut tout lire de moi, ne rien sauter, car je ne me répète jamais ! Il est vrai qu’il est agréable à lire, dans la mesure où un philosophe allemand, écrivant en allemand, peut l’être. A l’exception de Nietzche, mais lui est un poète. Mais c’est vrai que la langue de Schopenhauer est belle et relativement claire. Je vois sur le net que je ne suis pas le seul à le constater et que Tolstoï, en particulier, le découvrant, en fait un véritable panégyrique. Et chez nous, c’est Maupassant qui l’apprécie tout spécialement. Mais dans son cas c’est probablement le philosophe qui lui plaît, le pessimiste qu’est Schopenhauer.
Il n’empêche, si je veux comprendre la fascination qu’il a exercée sur mon père, il faut bien que je me penche, au moins superficiellement, sur sa pensée. Les sept volumes du Schopenhauer de mon père ont été publiés entre 1937 et 1941 chez l’éditeur Brockhaus de Leipzig. Ils ont été édités sur le modèle de l’édition complète publiée par l’admirateur érudit du philosophe – et avec son accord et sur ses indications – Julius Frauenstädt d’abord en 1873, puis sous sa forme définitive, en 1877 (Schopenhauer est mort en 1860 à l’âge de 72 ans. Il était né à Dantzig). Le premier tome contient une biographie, une thèse de doctorat soutenue dans sa jeunesse et revue par lui dans son âge mûr, au titre mystérieux de : La quadruple racine du principe de la raison suffisante (Ueber die vierfache Wurzel des Satzes vom zureichenden Grund) (cette étude a servi de point de départ à sa grande œuvre du Monde comme Volonté et comme Représentation - Die Welt als Wille und Vorstellung) ainsi que ses études sur l’optique et les couleurs. Ce sont les Tomes 2 et 3 qui sont consacrés à son œuvre majeure mais je n’ai pas le courage de m’y plonger même si c’est pour essayer de comprendre mon père. Le 4ème Tome est plus intéressant (pour moi) : il est consacré aux Ecrits sur l’Ethique : Schriften zur Naturphilosophie und zur Ethik (Ecrits sur la philosophie de la nature et sur l’éthique). A mon grand étonnement on parle beaucoup dans le premier texte, intitulé Ueber den Willen in der Natur (Sur la volonté dans la nature), d'un principe qui fait penser à la téléologie, un concept qui aura beaucoup d’importance dans la théorie de l’évolution (pourtant Schopenhauer ne connaissait pas encore Darwin et croyait à la fixité des espèces) et dans celles de Jacques Monod. Le deuxième texte, intitulé Die beiden Grundprobleme der Ethik (les deux problèmes de base de l’éthique) comporte deux grands chapitres. En lisant le premier chapitre, Ueber die Freiheit des menschlichen Willens (sur la liberté de la volonté humaine. En fait il s’agit du problème du libre arbitre), on s’aperçoit que Schopenhauer était un sacré conservateur : ainsi pour lui le caractère humain est constant et inné. Donc pas beaucoup d’espoir pour une évolution possible… On sait en effet que Schopenhauer était élitiste, avait une grande aversion pour la foule, la méprisait pour sa bêtise et avait été profondément choqué par l’esprit des révolutions européennes de 48. Il était d’ailleurs aussi misogyne (un peu pour les mêmes raisons, les femmes, d’après lui, n’étant pas capables de rejoindre les hommes sur le niveau intellectuel !). C’est dans le deuxième chapitre, Ueber das Fundament der Moral (sur le fondement de la morale), que l’on trouve la fameuse théorie sur la pitié qui avait tellement frappé mon père. En fait le mot allemand, Mitleid, comporte le préfixe mit (cum en latin) et signifie donc plutôt compassion. Certains commentateurs disent même que le mot Mitleid, à l’époque de Schopenhauer, signifiait plutôt Mitgefühl, c. à d. sympathie (au sens étymologique) ou empathie. Je crois que Schopenhauer explique d’ailleurs cette compassion pour l’autre par le fait de se reconnaître dans l’autre. Cela me fait penser à la réflexion de Marcel Reich-Ranicki (dans Meine Bilder – Portraits und Aufsätze, 2003) : Je ne suis pas tout à fait satisfait de la formule : « Aime ton prochain comme toi-même », dit-il, cette formule que l’on attribue au Christ (et qu’il a prise dans l’Ancien Testament, prétend Reich-Ranicki). « J’aurais préféré qu’il dise : « Aime ton prochain car il est comme toi ». Nietzche, en tout cas, qui admirait pourtant beaucoup Schopenhauer, rejetait complètement cette idée de compassion…
Les volumes 5 et 6 des Œuvres complètes de Schopenhauer correspondent aux tomes 1 et 2 de ce qu’il a appelé Parerga und Paralipomena, ce qui veut dire Suppléments et Omissions en grec. Ils sont beaucoup plus faciles à lire que sa grande œuvre principale. Même si dans le premier tome on trouve encore plusieurs essais sur la philosophie dont l’un montre la grande considération qu’il a pour Descartes (qu’il écrit Cartesius) et Kant et l’autre est une véritable petite histoire de la philosophie depuis l’Antiquité (Fragmente zu einer Geschichte der Philosophie – Fragments d’une Histoire de la Philosophie). On y trouve, comme souvent chez lui, des considérations sur la religion. Dans un chapitre intitulé Die Scholastik (la scholastique) je remarque un paragraphe souligné et marqué de trois traits rouges verticaux dans la marge par mon père et qui affirme : « la vérité c’est qu’être libre et être créé sont deux caractéristiques qui s’annulent et donc se contredisent ; c’est ainsi que prétendre que Dieu a créé des êtres et leur a donné en même temps le libre arbitre signifie qu’il les a créés et qu’il ne les a pas créés. Car operari sequitur esse, c. à d. les effets, ou les actions, de toute chose ne peuvent être rien d’autre que les conséquences de sa nature… ». Et plus loin : « …La responsabilité du péché et du mal revient par nature à son créateur… Si c’est un Dieu, alors l’origine du péché et du mal contredit sa divinité… ». Et encore : à l’époque de Schopenhauer on était encore loin de pouvoir imaginer l’horreur de la Shoah ! Dans le chapitre intitulé zur Kantischen Philosophie (de la philosophie kantienne) je note un autre passage abondamment souligné par mon père et où Schopenhauer commente une image pieuse où une mère fait prier un enfant de trois ans, agenouillé, les mains joints, sur son lit : « on ne peut douter du fait que, lorsque dans la plus tendre enfance, le cerveau qui est au tout début de son développement, est ainsi dressé, la conscience de l’existence de Dieu lui est implantée de telle manière que cela lui paraît véritablement innée » (il va revenir encore à cette idée à plusieurs reprises par la suite : en effet l’inoculation précoce des idées religieuses équivaut pour lui à du « dressage »). Je note tous ces points pour une raison bien simple. C’est que j’aimerais savoir, aujourd’hui, ce que mon père croyait vraiment à ce sujet. Car je me souviens d’un incident – je l’ai rapporté par ailleurs – où j’avais déclaré à ma mère que je ne croyais plus et que je ne ferai plus mes Pâques (à mon époque il fallait au moins une fois l’an, à moins d’être définitivement taxé de mécréant, faire sa communion et donc aller à confesse). Ce qui a conduit à une scène terrible avec ma mère qui ne pouvait concevoir qu’on pouvait avoir une morale en-dehors de la religion (elle n’était pas la seule et il paraît que le petit Bush a fait la même déclaration lors d’un G7 aux autres 6 Grands de ce monde plutôt ébahis !). Or tout de suite après mon père qui avait assisté à la scène m’a conduit à Strasbourg où j’étais en taupe et m’a dit dans la voiture : cela ne sert à rien de se disputer et de se blesser à propos de ces questions. Il s’agit d’un domaine où l’on ne peut rien connaître, rien savoir, alors autant faire, simplement, comme les Anciens.
Et, pourtant, je trouve encore beaucoup de passages chez Schopenhauer largement soulignés par mon père et qui parlent de religion. C’est parce que l’homme souffre et désespère, et que « son cœur a besoin de la délivrance par la prière et de la consolation de l’espoir, que son intelligence est obligée de lui créer un Dieu. Et non l’inverse : ce n’est pas parce que son intelligence a conclu logiquement à l’existence d’un Dieu, qu’il prie ». C’est l’origine de tout théisme, ajoute-t-il. Ailleurs Schopenhauer avait déjà reproché à Spinoza d’avoir réintroduit dans sa pensée un certain théisme sous la forme d’un panthéisme. « Une forme polie de l’athéisme », dit-il. Plus tard il condamne le panthéisme en tant que théisme déguisé (c’est dans le tome 2 de ses Parerga und Paralipomena, au chapitre : Einige Worte über den Pantheismus - Quelques mots sur le panthéisme) et le considère comme une absurdité « dire que le monde est Dieu n’est pas l’expliquer, mais simplement introduire dans la langue un nouveau synonyme pour le monde… ». Dans un autre paragraphe souligné par mon père Schopenhauer revient au problème du libre arbitre en citant Vauvenargues : « Un être qui a tout reçu, ne peut agir que par ce qui lui a été donné ; et toute la puissance divine, qui est infinie, ne saurait le rendre indépendant ».
Le dernier essai du premier tome des Parerga und Paralipomena est en réalité une collection d’aphorismes : Aphorismen zur Lebensweisheit (Aphorismes sur la sagesse de vivre). Il commence par dire que ce qui régit le sort de tout mortel ce sont trois ensembles de déterminants : ce qu’il est, ce qu’il a et ce qu’il paraît. Quand on connaît l’âpre pessimisme de Schopenhauer quant à la nature humaine on se doute qu’il va se déchaîner en sarcasmes sur la dernière catégorie. Et que ce qui compte pour lui c’est d’abord la première. Ce que l’homme est, ce qu’il pense par lui-même. Car « les plus grandes jouissances, les plus riches et les plus durables, sont celles de l’esprit ». Passage triplement souligné par mon père, comme le sont les suivants : Par contre « se fixer comme but dans la vie de mériter le respect des autres prouve l’immensité de la bêtise humaine. Donner trop d’importance à l’opinion des autres est de la folie ». « Mais cette folie offre effectivement un outil commode à celui qui veut dominer les hommes ou les guider ; c’est la raison pour laquelle tout système de dressage d’humains comporte comme principe essentiel l’injonction de cultiver un sentiment vif de l’honneur et même de le renforcer ». « Dans tout ce que nous faisons ou omettons de faire, nous tenons compte, avant tout, de l’opinion des autres ; et c’est de là que proviennent presque la moitié de tous nos soucis et de nos peurs… ». Et puis on y trouve les fameux jugements sur la fierté nationale : « la plus vile de toutes les fiertés est la fierté nationale. Car elle trahit chez celui qui en est affecté un manque de qualités individuelles dont il pourrait être fier, sinon il ne se saisirait pas d’une qualité qui lui est commune avec des Millions d’autres individus ». « Mais n’importe quel misérable qui n’a rien de quoi il pourrait être fier, saisit le dernier moyen : être fier de la nation à laquelle il appartient ; cela le guérit de son manque et, reconnaissant, il va défendre, jusqu’au bout, tous les défauts et toutes les folies qui la caractérisent ». Et Schopenhauer ajoutait : « Les Allemands n’ont pas de fierté nationale et démontrent ainsi l’honnêteté qu’on leur attribue généralement » (il faut dire que Schopenhauer écrivait dans la première moitié du XIXème siècle, l’Allemagne n’était pas faite et composée d’une vingtaine de Royaumes et de Principautés). Là mon père avait placé une note dans la marge au crayon, avec un point d’interrogation : n’est plus vrai sous le National-Socialisme ( ?).
Plus loin encore on trouve d’autres passages qui semblent avoir frappé mon père et qui me touchent aussi. Sur la sociabilité et sur la solitude. « Ce qui rend les gens sociables est leur incapacité à supporter leur solitude, et à se supporter eux-mêmes dans cette solitude. Ce n’est que le vide intérieur et le dégoût de soi-même qui poussent les hommes à socialiser, comme ils les poussent à partir en voyage, à l’étranger ». « Ce n’est que tant qu’on est seul que l’on peut être soi-même ; qui n’aime pas la solitude, n’aime pas la liberté car ce n’est que quand on est seul qu’on est libre ». « La supériorité intellectuelle est en soi-même blessante pour les autres ». « La véritable paix du cœur et la tranquillité d’esprit, qui sont, avec la santé, les premiers biens terrestres, ne peuvent être trouvées que dans la solitude… ». Je ne sais pas ce que mon père a vraiment pensé de ces assertions de Schopenhauer, mais ce qui est certain c’est que lui-même a dû éprouver un sentiment de solitude. Quand il s’est enfoncé le soir dans les écrits de son philosophe préféré ou dans ses bouquins d’astronomie ou d’algèbre (à la fin de sa vie les nombres premiers étaient devenus l’un de ses dadas). Car il n’avait personne avec qui partager ses pensées, personne dans son entourage familial, ma mère qui avait beaucoup de bon sens n’avait aucun goût ni aucune aptitude aux envolées intellectuelles et ses fils étaient partis au loin pour leurs études et se sont mariés. Quant aux amis et connaissances avec lesquels mes parents avaient l’habitude de sortir ou avec lesquels on allait passer des week-ends au bord du Rhin (ou avec lesquels, les hommes du moins, il descendait à Strasbourg, plus pour faire le chauffeur pour les autres que par enthousiasme footballistique, pour les matches du Racing), un avocat, vieil ami fidèle de la famille, un ingénieur-géomètre plus jeune que mon père, un architecte, un garagiste, un Directeur de Caisse mutuelle, aucun n’était un intellectuel (et pourtant, à l’époque de mon père il y avait encore quelques intellectuels parmi les médecins, les avocats et les notaires). Et il n’y avait pas l’internet !
Dans le deuxième tome de ses Parerga und Paralipomena, Schopenhauer a rassemblé des réflexions sur les sujets les plus variés (Vereinzelte, jedoch systematisch geordnete Gedanken über vielerlei Gegenstände). Une fois de plus j’ai d’abord suivi mes propres points d’intérêt, que j’ai découverts être aussi ceux de mon père. Et d’abord ses réflexions sur la morale (zur Ethik). Il y répète d’abord ce qu’il a déjà écrit dans son étude sur le principe de la morale kantienne, et traite avec beaucoup d’ironie le fait de vouloir baser la morale sur la simple dignité humaine (c’est le pessimiste qui ressort). Et il en revient à son principe à lui, la compassion. Et exprime tout le respect qu’il a pour la doctrine bouddhiste. J’y retrouve beaucoup de mes propres réflexions : « Au fond l’homme est un animal violent, un animal terrible. Nous ne le connaissons que sous son état d’apprivoisement, de retenue, ce qui s’appelle civilisation : c’est pourquoi nous sommes tellement effrayés quand nous sommes confrontés aux débordements occasionnels de sa nature véritable ». Freud reprendra plus tard cette constatation dans son Unbehagen in der Kultur. Il a des termes très sévères sur l’esclavage américain, en se référant à la réponse donnée en 1841 par l’American Antislavery society aux questions que lui a posées la British Antislavery : tout ce que le lecteur a jamais entendu ou pensé de l’état malheureux des esclaves, va lui paraître dérisoire « lorsqu’il lira comment ces diables sous forme humaine, ces canailles bigotes, qui vont à l’église, respectent scrupuleusement le Sabbat, leurs pasteurs parmi eux, traitent leurs innocents frères noirs qui ont échoué entre leurs griffes de Satans ! ». Et il voudrait prêcher une nouvelle croisade contre les Etats esclavagistes de l’Amérique du Nord. « Car ils sont une tache de honte sur toute l’humanité » (là il a de nouveau des accents humanistes !). Il cite aussi Gobineau qui a nommé l’homme « l’animal méchant par excellence ». Et puis constate ce que j’ai déjà constaté et répété à de multiples occasions : « Aucun animal ne fait souffrir pour le plaisir ; mais l’homme le fait et c’est ce qui fait son caractère diabolique, bien plus terrible que celui de l’animal ». Comment l’explique-t-il ? « Il y a donc au cœur de chaque homme un animal sauvage qui n’attend que l’occasion de se déchaîner et de déployer sa rage, blessant tous ceux qui s’opposent à lui, cherchant même à les tuer ; c’est ce qui est à la base de tout le plaisir trouvé dans le combat et dans la guerre ; pour dompter cet animal, pour le confiner à peu près entre certaines barrières, l’homme a un gardien, sa conscience, mais elle est sollicitée en permanence. On pourrait appeler cela le mal radical, si cela pouvait rendre service à ceux qui croient qu’un mot peut être une explication. Mais moi, je dis que c’est la Volonté de Vivre de l’être humain qui, devenu de plus en plus amer à cause des souffrances de l’existence, cherche à diminuer sa peine en l’infligeant à l’autre. Or c’est en suivant ce chemin-là que l’homme développe sa véritable méchanceté et toute sa cruauté… ».
Et puis Schopenhauer revient encore une fois à la religion (Ueber Religion). Son essai débute avec un long et brillant dialogue entre un philosophe, Philateles, et un défenseur des religions, Demopheles. Le philosophe défend, bien sûr, les idées de Schopenhauer, la raison, l’absurdité de la révélation, l’incompatibilité entre raison et foi, le défenseur, lui, ne défend pas la vérité des dogmes, mais met en avant leur nature allégorique, mythique, habillant, peut-être, une certaine vérité, permettant en tout cas de fournir à la foule ignorante consolation et espoir. On a l’impression que les deux partagent la conviction de Schopenhauer (et celle de Platon, semble-t-il), que la grande masse est incapable de comprendre la vérité. Sauf que Philateles espère qu’un jour le peuple soit suffisamment éduqué pour pouvoir se passer de religion. Comme Condorcet qu’il cite : « …toute religion, qu’on se permet de défendre comme une croyance qu’il est utile de laisser au peuple, ne peut plus espérer qu’une agonie plus ou moins prolongée » (une prédiction qui semble s’être avérée exacte aujourd’hui en Europe occidentale, du moins pour ce qui est des religions chrétiennes). On tombe encore dans ce dialogue sur quelques passages marquants comme celui-ci : « par son aspect moralisateur, la religion reste le seul moyen pour guider, dompter et calmer cette race d’animaux pourvus de raison mais dont la parenté avec les singes, n’exclut pas celle avec le tigre » (c’est le défenseur des religions qui parle). Ou celui-ci, souligné en gras par mon père : « Les religions sont comme les vers luisants, elles ont besoin de l’obscurité pour briller » (là c’est le philosophe qui s’exprime). On y trouve encore des observations qui feraient plaisir à cet internaute dont j’ai fait la connaissance et qui ne semble avoir qu’une idée fixe en tête : la violence inhérente au monothéisme : « Le pire aspect des religions est celui-ci : les croyants d’une religion se croient permis d’agir contre les croyants d’une autre avec une cruauté et une méchanceté extrêmes… ». « Mais je vais peut-être trop loin en disant : toutes les religions », corrige-t-il, « car, pour rester fidèle à la vérité, je dois ajouter que les pires crimes connus, dus au fanatisme religieux, ont toujours été commis exclusivement par les adhérents des religions monothéistes, c’est-à-dire de la religion juive et de ses deux branches, le christianisme et l’islam… ». Et il ajoute encore ceci, qui est exactement la thèse de l’ami internaute : « En réalité l’intolérance n’est propre qu’au monothéisme : un Dieu unique est par nature un Dieu jaloux qui n’accepte aucun autre Dieu à côté de lui. Par contre les Dieux polythéistes sont eux, par nature encore, des Dieux tolérants : ils vivent et laissent vivre ». Schopenhauer termine son dialogue de manière un peu sibylline. Ce sont deux amis, ils ne veulent pas se fâcher, alors on conclut un peu cavalièrement en disant que la religion est comme le Dieu Janus qui a deux faces : chacun a peint l’une des faces de la religion, la très aimable et la très sombre… Et pourtant plus loin il écrira que foi et philosophie s’excluent l’une l’autre (et mon père a marqué cette phrase trois fois en marge).
Mais Schopenhauer n’en a pas encore fini avec la religion. Plus loin il revient à la question de la révélation : « Les générations éphémères des hommes apparaissent et disparaissent en succession rapide, alors que les individus dansent, dans la peur, la misère et la souffrance, jusqu’à tomber dans les bras de la mort. Et pendant tout ce temps ils n’arrêtent pas de demander ce qu’il en est d’eux, de leur sort, et quel sens peut bien avoir toute cette farce tragi-comique. Mais le ciel reste muet. Et voici que viennent les curaillons avec leur révélation ». « Parmi les nombreux malheurs du sort humain il en est un, et pas le moindre, c’est celui d’être là, sans savoir d’où nous venons ni où nous allons, ni à quoi tout cela rime ; celui qui ressent cela au plus profond de son coeur, ne peut s’empêcher d’éprouver une grande amertume à l’encontre de ceux qui prétendent qu’ils détiennent des informations spéciales à ce sujet, qu’ils désignent sous le nom de révélation, et qu’ils veulent nous communiquer », dit-il encore. Et tout à la fin de son chapitre sur la religion il écrit encore : « Une religion qui a fait d’un évènement unique qui s’est passé à tel moment, en tel endroit, son unique fondement, qui en a même fait le tournant du monde et de toute l’existence de l’humanité, est fondée sur une base tellement fragile qu’il est impossible qu’elle survive dès que les hommes commencent à réfléchir quelque peu » (c’était mon avis dès l’âge de 16 ans !).
Mais auparavant il était encore revenu, une nouvelle fois, au libre arbitre, à Saint Augustin, selon qui « un Dieu crée un être à partir du néant, lui donne des ordres et des interdictions, et comme il n’est pas obéi, torture cet être, pendant toute l’éternité avec les supplices les plus horribles que l’on puisse inventer, et, pour ce faire, lie l’âme au corps d’une manière indissociable ». Et, toujours d’après Saint Augustin, « tout ceci ne dépend même pas de ce qu’il fait ou ne fait point mais de ce qui a déjà été décidé auparavant par la grâce divine… ». Et tout ceci est la conséquence du péché originel, qui, dit encore Schopenhauer, « aurait dû être prévu par celui qui n’a pas créé les hommes meilleurs qu’ils ne sont, qui leur a posé un piège, dans lequel il devait bien savoir qu’ils tomberaient, lui dont c’était l’œuvre et à qui rien ne devait être caché ». Et il rend grâce au Pape Grégoire Premier qui a instauré le purgatoire au VIème siècle, laissant aux heureux Catholiques une échappatoire que les Protestants n’ont pas su saisir.
Et puis, étrangement, c’est au milieu de ce fameux chapitre sur la religion, que Schopenhauer nous parle de l’animal, de l’unité de l’homme avec l’animal, du plaisir à regarder l’animal vivre car c’est regarder la vie (encore un point sur lequel je suis totalement en unisson avec lui) et des horreurs de la vivisection. « Il faut être complètement aveugle, dans tous les sens, ou être complètement chloroformé par l’esprit judéo-chrétien pour ne pas comprendre que l’animal est pour l’essentiel, pour ce qui importe, identique avec nous, et que la différence ne se trouve que dans un accident, l’intelligence, et non dans la substance qui est la Volonté » (qui est la Force de Vie pour lui). Sur la vivisection et l’abattage des bêtes il a des opinions qui plairaient à notre Brigitte Bardot d’aujourd’hui. « Personne n’a le droit de procéder à des vivisections, s’il ne connaît pas, et n’a pas étudié, tout ce qui est déjà écrit dans les livres ». C’est qu’il est horrifié par les actions de certains savants allemands de son époque qui « soumettent la nature à la torture pour enrichir leurs connaissances, lui extorquer ses derniers secrets, des secrets qui n’en sont peut-être plus depuis longtemps… ». Et à propos des abattoirs : « Il est malheureusement vrai que l’homme qui a dû migrer vers le Nord et en est devenu blanc, a besoin de la viande des animaux – mais alors on devrait au moins rendre la mort de ces animaux la plus douce possible, par l’emploi de chloroforme ou par un coup rapide sur les endroits létaux, et ceci non par pitié, comme c’est écrit dans l’Ancien Testament, mais parce que nous avons un devoir sacré envers l’être éternel qui vit en eux comme en nous ! ». En fait c’est dans un autre chapitre, Psychologische Bemerkungen (Observations psychologiques), qu’il nous parle du plaisir que nous procure la vue des animaux. « Cette volonté de vivre, qui est le noyau de tout ce qui vit, c’est dans les animaux supérieurs, donc les plus intelligents d’entre eux, que l’on peut l’observer le mieux, car c’est là qu’elle nous apparaît la plus pure, la moins voilée… ». « C’est de là que provient ce plaisir que nous procurent chiens, chats, singes, etc. ; c’est la grande naïveté de leurs manifestations qui nous réjouit à ce point ». Et il continue : « Quelle jouissance extraordinaire que la vue de l’animal en liberté, quand il vaque librement à ses occupations, recherche sa nourriture, s’occupe de ses petits, ou se regroupe avec ses congénères. Être ainsi entièrement ce qu’il doit être. Et même si ce n’est qu’un petit oiseau, je peux le regarder longtemps avec grand plaisir, - oui, même un rat d’eau, une grenouille ; ou encore mieux un hérisson, une belette, un chevreuil ou un cerf ! – Si la vue de ces animaux nous réjouit à ce point, c’est que nous pouvons y voir notre propre être tellement évident dans sa simplicité… ». Là Schopenhauer me fait penser plutôt à mon oncle qu’à mon père, lui qui m’a fait comprendre ce plaisir, enfant encore, quand il m’emmenait, le soir, regarder du haut d’une plate-forme fixée dans un arbre, les chevreuils et les lièvres s’ébattre dans les clairières de la forêt haguenovienne. Et depuis lors, j’ai toujours eu ce même sentiment de bonheur, à contempler mon berger allemand quand j’en avais encore un, admirer l’être vivant, qu’il était pour moi, dans toute sa force et sa beauté, comme j’allais admirer, dans mes voyages, dans les grands parcs ou même les zoos des grandes villes (Johannesbourg, Toronto, et même Bukittinggi, il n’y a pas si longtemps), tous les félins du monde, les grands singes, les ours bruns ou blancs, les girafes et les éléphants (aujourd’hui il ne me reste plus, comme Schopenhauer, qu’à prendre plaisir à contempler longtemps, au matin comme au soir, mes merles lever la tête, regarder à droite, à gauche, sautiller de plusieurs pas, puis piquer du bec le sol de ma prairie…).
C’est aussi dans ce dernier chapitre, consacré à ce qu’il appelle ses Observations psychologiques que Schopenhauer revient une dernière fois à la religion, à propos des animaux justement, de leur dressage, « l’homme dépasse l’animal dans un autre domaine encore », dit-il, « dans son aptitude à être dressé… ». « Car la religion est un véritable chef d’œuvre de dressage, le dressage consistant à supprimer la capacité de penser… ». Il suffit pour cela, ajoute-t-il, de commencer dès le plus jeune âge. « Il n’y a aucune absurdité que l’on ne puisse mettre dans la tête de tout homme, du moment qu’on commence à la lui mettre avant la fin de sa sixième année et à condition de ne jamais cesser de la lui répéter, le plus sérieusement et le plus solennellement possible… ». Et il termine avec un de ces aphorismes satiriques qui lui assurent encore aujourd’hui un grand succès sur le net : « Le médecin voit l’homme dans toute sa faiblesse, le juriste dans toute sa vilénie, le théologien dans toute sa bêtise ».
Alors, et mon père dans tout cela ? L’ai-je retrouvé vraiment en étudiant, superficiellement, son philosophe préféré ? Je crois savoir qui il était, mais je ne sais toujours pas ce qu’il pensait réellement. Et je ne pourrai plus jamais le savoir. Il était d’origine modeste. Fils d’épiciers. Ce sont ses professeurs qui sont venus voir ses parents pour demander qu’il puisse faire des études d’ingénieur-géomètre à l’Ecole d’Ingénieurs de Strasbourg (qui s’appelait encore ENIS à l’époque). D’où lui venait cette urgence à faire travailler son esprit ? Une urgence que je connais bien moi aussi ! Quels gènes ? Peut-être était-ce du côté de sa mère (qui n’avait pourtant rien d’intellectuel), à cause de ses aïeux maternels, les Binter de Saverne (trois générations de puisatiers) ? Qui le sait et quelle importance ? L’important c’est que je me reconnais en lui, en partie du moins, une partie peut-être essentielle. C’était un homme bien. Et qui n’a certainement pas mérité, moins que quiconque, cette fin horrible, cet AVC qui a détruit chez celui qui avait un tel besoin de faire travailler son esprit, simultanément et définitivement, ces trois centres si importants du cerveau qui sont ceux de la parole, de l’écriture et de la lecture !
Post-sciptum : au milieu du tome 5 des Oeuvres de Schopenhauer de mon père j'ai trouvé, intercalée entre deux pages, cette photo (du milieu 1944, il semble ; je n'avais pas encore dix ans et mon jeune frère Pierre moins d'un an) :