Ce que nous venons de vivre au cours de ces cinq jours (du 7 au 11 janvier) est quelque chose d’énorme. Enormité par le crime commis. Enormité par la réponse donnée. Quand on vit de tels événements tout s’arrête. La lecture, les études en cours (j’étais au milieu de mes réflexions après l’émission de Roselmack sur le suicide assisté), et donc aussi l’écriture. Alors il faut commencer à digérer tout cela et essayer d’analyser ce qui s’est passé, même si c’est encore à chaud.
D’abord comment expliquer ces incroyables marches, d’abord spontanées, puis progressivement organisées, en Province d’abord, puis finalement dimanche à Paris ? Presque 4 millions, a-t-on dit, sur l’ensemble de la France rien que ce 11 janvier. Historique, disent les journaux. Et l’écho un peu partout dans le monde, occidental au moins. Des manifestations là aussi et plus de 40 chefs d’Etats venus marcher avec Hollande, avec nous ! Je cherche des précédents. Il n’y en a pas. Pourtant nous avons connu d’autres attaques contre notre Société. Terroristes islamistes, ou pré-islamistes déjà, antisémites, les attentats de la rue des Rosiers, rue de Rennes, métro de la station du Luxembourg (et Dieu sait si j’ai eu une peur rétrospective, ma fille descendant tous les jours à cette station pour se rendre chez Universal Musique à l’époque). Et puis d’autres attentats encore, venus d’une autre radicalisation, extrême-gauche, celle-là, Fractions rouges, Fraction armée rouge, Action directe en France, la gare de Bologne (peut-être extrême-droite), le massacre d’un supermarché en Belgique, les enlèvements et assassinats de personnes politiques ou du monde économique, en Italie, en Allemagne (la bande à Baader), et chez nous l’exécution du dirigeant de Renault, Besse. Assassinat aussi ciblée, aussi absurde et aussi horrible que celui d’un Cabu. Avons-nous défilé à l’époque ? Peut-être, mais absolument rien de comparable à ce que nous avons vécu hier.
Alors, est-ce à cause du nombre ? Nombre de cibles, nominativement recherchés ? A cause de la personnalité des gens de Charlie ? Je suis intimement persuadé que la grande majorité des marcheurs de ce dimanche n’appréciaient guère ni le style des caricatures, ni le fond des attaques de Charlie Hebdo (comme celui de Hara Kiri), ni surtout leur ton libertaire. Encore que je crois que pour beaucoup de gens, comme pour moi d’ailleurs, qui n’ai jamais été un lecteur passionné de leur Journal (j’étais plutôt Canard Enchaîné), des gens comme Cabu (77ans) et Wolinski (80 ans) ont été les compagnons de toute une vie. Comme l’étaient Reiser et Cavanna. Tous représentants d’une lignée de dessinateurs et humoristes spécifiquement gauloise et qui remonte, au fond, à Rabelais. Alors il y a, bien sûr, le contexte qui a ajouté l’horreur à l’horreur : on les nomme l’un après l’autre, Charb, Cabu, Wolinski, etc. avant de les abattre. C’est tout un journal qu’on tue en exterminant les cinq caricaturistes qui comptent. Ce sont les autres massacres qui accompagnent le principal, l’employé à l’entretien, le policier couché à terre, achevé d’une balle dans la tête, l’attentat antisémite qui suit, précédé de l’assassinat d’une policière. Oui, bien sûr, tout cela attise notre colère. Et cela aussi, explique l’importance de notre réaction.
Peut-être, aussi, y a-t-il plus de personnes, en France, plus que ce que je croyais, qui sont véritablement attachés à la liberté de la presse. Ou plutôt à la liberté tout court. Pourquoi pas ? Il y a une autre raison qui me paraît plus plausible – des commentateurs ont fait la même remarque – c’est qu’il y a une grande envie de solidarité en France actuellement, face à la crise économique et politique, face à la crise sociétale, face aussi à ce discours continuellement rabâché de la déchéance, de la « France foutue » ! Face aussi à nos élites qui ont failli. Elites du monde politique, élites économiques, élites des médias. Voilà une raison qui ne me paraît pas seulement plausible, mais à laquelle, plus j’y pense, plus j’y crois.
Et pourtant, j’ai bien peur qu’il y ait aussi d’autres raisons derrière tout cela. Et d’abord un ras-le-bol d’un certain Islam. Omniprésent. Les femmes voilées, le rôle de la femme, les interdits de nourriture (comme d’ailleurs pour les Juifs), la propagande, les horreurs islamistes perpétrées ailleurs, au Mali, au Nigéria, en Syrie, en Irak. Et une certaine confusion entre les deux, Islam et Islamisme. Et pour laquelle la communauté musulmane mondiale porte aussi une certaine responsabilité. J’y reviendrai. Mais il y a plus inquiétant, il me semble. Il existe aujourd’hui, en France, je ne dirais pas une haine, mais une certaine détestation évidente, des « Arabes ». Qui est particulièrement sensible dans le sud de la France. Cela ne date pas d’hier. La mère d’Annie habitait Aix-en-Provence. Je me souviens combien j’ai été choqué, un jour, en prenant un taxi pour aller à Marignane, à entendre le discours complètement anti-arabe et raciste du chauffeur. Et Annie se souvient de l’exclamation furieuse d’un autre chauffeur de taxi, toujours à Aix, disant : vous vous rendez compte ? Maintenant on donne même des noms arabes à nos rues à Aix ! Ah oui, lesquels, demande Annie. La place Sadate, répond le chauffeur. Mais c’est le nom du Président de l’Egypte qui vient d’être assassiné, dit Annie. Ah bon, dit le chauffeur. Mais quand même… La mère d’Annie est décédée en 1989, tout ceci date donc des années 80. Et il y avait d’autres raisons à l’époque, souvenirs de la guerre d’Algérie, départ des Pieds noirs d’Algérie et, pour beaucoup d’entre eux, fixation dans le Midi. Aujourd’hui on met en avant d’autres arguments, et d’abord la délinquance. La violence des quartiers. A Cannes ce sont ceux des tours de Vallauris, à Marseille ce sont les quartiers Nord, d’autres quartiers encore à Nice, à Montpellier, à Toulouse. Et au moindre fait divers on pense « Arabe ». Je me souviens du braquage d’un bijoutier à Cannes qui descend son agresseur. Immédiatement on défend le bijoutier et le braqueur qui avait un pistolet d’enfant est traité d’Arabe. Jusqu’à ce que je découvre que tout l’entourage du délinquant, son père, ses amis, son avocat, ont des noms qui sonnent italiens. Vous êtes sûrs qu’il n’est pas corse, demandais-je ? Etonnement de mes interlocuteurs. Il l’était effectivement, Corse, donc « Français de souche ». Et c’était le bijoutier, un nommé Turk, qui était arabe, puisque libanais ! Ceci étant la délinquance d’une partie des jeunes des quartiers, en majorité des descendants d’immigrés d’Afrique du Nord, est une réalité qui ne peut être niée. Mais je prétends depuis longtemps que ce n’est pas avec la seule répression que l’on règle les problèmes mais que le problème est d’abord économique. Un taux de chômage au moins triple du taux normal. Dans ces conditions je suis même allé jusqu’à penser que ce sont peut-être les plus dynamiques qui se mettent dans le trafic de la drogue. Et, au fond, qui cela gênait-il vraiment ? Il n’y a qu’à engager plus de policiers, les arrêter et les mettre en prison. Qu’on n’ait pas assez de policiers, qu’ils soient las de les arrêter, et les juges de les juger et qu’il n’y ait plus de places en prison depuis fort longtemps, ce sont là des faits que la conscience collective oublie très facilement. Et si le peuple oublie, les politiques en font de même. Oui, mais…
Mais maintenant le problème a changé de nature. Ce sentiment d’être laissés de côté, cette désespérance des cités, ne crée plus simplement de la délinquance mais une radicalisation à caractère religieux mais qui est avant tout, en tout cas chez nous, une révolte contre la société qui vous rejette ou qui semble vous rejeter et que l’on rejette à son tour. Et qu’on combat par la violence, le sang, la tuerie. Comment n’a-t-on pas compris plus tôt que lorsque ces mêmes jeunes caillassent (néologisme né dans les quartiers) indifféremment policiers, pompiers et médecins et quand ils huent la Marseillaise dans les stades, ils se sont mis hors-la-loi et hors-société française ? Et qu’alors tout était possible ? Et ce n’est pas avec des mots (le fameux Kärcher) qu’on allait écarter le danger ? Mais fi de la politique politicienne, gauche et droite partagent la même responsabilité. L’écrivain, Académicien et homme de gauche, Orsenna l’a clamé très fort dimanche soir lors de la soirée organisée à la hâte par Antenne 2 en hommage à Charlie (et à toutes les victimes) : ces Djihadistes que nous combattons sortent de nos propres ghettos où l’espoir est mort. Ce n’est pas seulement de liberté que nous avons besoin, mais aussi d’égalité et de fraternité. Et Luc Besson qui est d’autant plus crédible qu’il a vraiment essayé de faire quelque chose, qu’il a investi d’importants capitaux dans des studios de cinéma à Saint Denis, disait la même chose dans Le Monde daté du 10 janvier : « Dans certaines banlieues, le chômage des moins de 25 ans atteint 50 % ». Et on les écarte du marché du travail « pour leur couleur ou leur prénom ». « Le vrai problème est là, et c’est à nous tous de le résoudre », dit-il. « J’en appelle aux puissants, aux grands patrons, à tous les dirigeants. Aidez cette jeunesse, humiliée, qui ne demande qu’à faire partie de la société ». Hélas, je crains fort que ce ne soient là que de belles paroles. D’abord parce que, comme pour tout le reste il n’y a plus d’argent disponible nulle part. Et si le taux du chômage du pays dans son ensemble est aussi catastrophique et ne fait qu’enfler sans cesse, je ne vois pas ce qu’on pourrait faire pour diminuer celui des jeunes des quartiers. Et, bien sûr, il ne faut pas faire de l’angélisme. Et Luc Besson a beau mettre les jeunes devant leurs propres responsabilités, eux aussi : achète un stylo plutôt qu’une kalachnikov ! « Prends le pouvoir et joue avec les règles. Prends le pouvoir, et ne laisse personne prendre le pouvoir sur toi ! ». Ces « deux frères sanglants d’aujourd’hui… ne sont pas les tiens ». Ils ne sont que « deux faibles d’esprit, abandonnés par la société puis abusés par un prédicateur qui leur a vendu l’éternité… ». Il n’empêche : la propagande islamiste est là et bien là. Aujourd’hui la grande question est de savoir comment la contrer.
Mais avant de parler de l’islamisme et de la façon de le combattre je voudrais encore revenir à ce qu’on a appelé islamophobie. C’est le nom, islamophobes, dont on affuble les Allemands qui défilent actuellement sous la bannière d’un parti nouveau et avec un drapeau allemand. Mais on peut parler, pêle-mêle, de phénomènes comparables aux Pays-Bas, en Suède, en Norvège et bien sûr, en France. Les appels de BB contre les abattages rituels, les protestations contre la prolifération des mosquées (il y en aura bientôt dans tous les villages, m’a écrit une amie de jeunesse d’Annie), le refus de tenir compte des interdits religieux de nourriture dans les cantines scolaires, le refus de tenir compte de certaines conditions posées pour l’accès aux piscines, etc. Et bien sûr, derrière tout cela le FN et la droite identitaire qui souffle le chaud. Et maintenant Zemmour et Houellebecq. Il n’est pas facile de faire le tri dans tout cela. Où commence la véritable islamophobie qui peut alors être assimilée à du racisme, puisqu’il s’adresse à une catégorie d’humains qui pratiquent la religion en question ? Et quand a-t-on le droit de critiquer certains aspects, parce qu’on estime qu’ils sont contraires à la laïcité, aux lois de la République, ou simplement qu’on les trouve ridicules ? Ce qui est certain que certains aspects d’intolérance et de refus de l’autre comme le refus des mosquées sont condamnables. Il y a de l’autre côté des soi-disant obligations vestimentaires qu’il faut combattre, absolument, plus parce qu’elles diminuent la femme que parce qu’elles sont des signes religieux. Rien de plus sinistre que d’apercevoir soudain dans nos villages lorrains de la sidérurgie morte des silhouettes noires de la tête aux pieds avec leurs visages encagés comme les a appelés, dans une chanson particulièrement émouvante, Pierre Perret. Reste malgré tout que le voile, léger, est difficile à interdire complètement, au moins dans l’espace public. Restent les interdits alimentaires. Moi qui suis libre penseur j’aurais bien sûr tendance à jeter tout cela aux orties. Moi qui ai déjà beaucoup de mal à comprendre que l’on croit à des religions révélées, j’ai encore plus de mal à digérer le fait qu’un Dieu vous interdise de manger de la viande non casher ou non hallal ou de mélanger viande et laitages dans le même frigidaire (d’autant plus que je sais que l’origine de l’interdiction est une ancienne croyance magique africaine qui existe aussi chez les Massaï). Mais, d’un autre côté, je sais aussi que l’on accepte bien ce genre d’interdits chez les Français de religion israélite. Ma mère me racontait que dans sa jeunesse quand elle sortait le samedi matin pour aller au pensionnat sa voisine lui demandait d’allumer le gaz de son fourneau parce que la conception orthodoxe de sa religion le lui interdisait. Et à mon lycée, à Haguenau où il y avait beaucoup de mélanges de religions (sur 20 élèves il y avait trois protestants et quatre israélites) deux des élèves juifs se mettaient au dernier rang le samedi, écoutaient les cours sans écrire (on évitait pour cela de faire des interrogations écrites et des compositions le samedi) et dans la cour de récréation ils portaient des bérets. A part cela tout se passait bien et avant les cours de récréation l’aumônier, le pasteur et le rabbin se promenaient ensemble.
C’est seulement maintenant, au lendemain de ces journées tragiques, que j’ai appris que les journalistes de Charlie Hebdo étaient traités eux aussi d’islamophobes. Par des gens de gauche, en plus. Et pas les moindres. Des islamophobes, donc des racistes, des semeurs de haine. Alors qu’ils font partie d’une tradition française dont le caractère principal est justement l’ouverture d’esprit, la tolérance et l’anti-racisme. Quelle horreur ! D’autant plus que certaines attaques reviennent quelques jours seulement après leur assassinat. Et, à droite ce sont les intégristes catholiques qui insultent les morts de Charlie. J’ai un ami Polytechnicien qui, avec l’âge, devient de plus en plus sectaire, qui m’envoie un tel article et signe : je ne suis pas Charlie ! La bande à Cabu n’a jamais attaqué les religions en tant que tels. Quand ils représentent le Prophète ou le Pape c’est toujours pour dénoncer des crimes faits au nom de la religion (terrorisme pour le Prophète, pédophilie pour l’Eglise, par exemple). Lors de l’émission sur Antenne 2 de dimanche soir, le Président de Reporters sans Frontières a dit qu’il allait voir les grands responsables des différents cultes pour leur faire signer une proclamation au droit au blasphème. Pour ceux qui ne sont pas de leur religion. Je lui souhaite bonne chance. Patrick Cohen lui a répondu que le blasphème n’était plus punissable en France depuis la Révolution française. Oui, lui a répondu l’autre, mais personne ne semble le savoir ! Et toute la salle a applaudi. Ce qui n’empêche d’ailleurs pas des gens de bonne volonté de penser que ce n’est pas nécessaire d’aller exciter des fous furieux. C’est le cas de Plantu, de Geluck (alors qu’il ne s’est pas gêné de représenter Dieu dans sa Bible) et c’était le cas, je crois, de Guy Bedos. C’est leur droit le plus strict d’avoir cette opinion et de l’exprimer, mais de là à traiter les gens de Charlie d’islamophobes (ce n’étaient pas eux)…
Mais revenons à l’islamisme. L’aspect purement policier de ce combat indispensable m’échappe bien sûr. On a entendu un spécialiste dire que si l’on voulait contrôler un suspect 24 heures sur 24, il faudrait 20 policiers par individu pour cela. Est-ce exact ? Les suspects sont-ils aussi nombreux que l’on dit (plusieurs milliers) ? Alors, encore une fois une question d’argent ? Pourtant, dans le cas présent, il aurait suffi de prolonger de six mois la surveillance à laquelle ils étaient soumis (et quand on découvre leur dossier aujourd’hui on s’aperçoit que c’était quand même du lourd !) et écouter les conversations téléphoniques entre leurs compagnes (500 en 2014, apprend-on). Ce qui me paraît en tout cas évident c’est que dans la société qui est la nôtre aujourd’hui il faut accepter plus de contrôles, plus de caméras, plus d’écoutes, plus de fichages. Et tant pis pour tous ces gauchistes qui n’arrêtent pas de crier au loup. Il y a d’autres loups qui menacent notre démocratie en ce moment. Lors de l’émission de l'autre soir on a créé plusieurs chansons nouvelles dont une nouvelle version des loups qui « sont entrés dans Paris ». Il y a encore autre chose que je ne comprends pas : pourquoi ne peut-on pas mieux contrôler les sites internet ? En fermer l’accès aux moteurs de recherche, savoir qui est derrière ? Je me souviens que, dans le temps, lorsqu’on ouvrait un site avec un nom de domaine fr. il fallait remplir une feuille de renseignements pour le Ministère de l’Intérieur français. Encore une vue de l’esprit, bien sûr. On entend déjà les protestations véhémentes. Et la liberté, alors ! Ce serait la fin de l’Internet ! Le plus amusant : ce sont les Américains, malgré leur Patriot Act, qui seraient les premiers à s’opposer à de telles mesures.
Il me paraît donc évident que le combat contre la propagande islamiste doit être mené sur un autre plan encore, celui des esprits. Et ce combat-là, tout en étant complémentaire de la lutte policière, est encore bien plus important. Dimanche, en regardant les manifestations à la télé, j’ai vu une femme à Toulouse brandir un grand crayon et dire : c’est les éduquer, qu’il faut ! Et cela m’a rappelé Primo Levi qui disait à propos des Gardiens des Camps : « non, ce n’étaient pas des monstres, mais des hommes ordinaires, mais terriblement mal éduqués ! ». Quand je vois avec quelle froideur les tueurs de Charlie ont exécuté leurs victimes, coup après coup, je pense à ces tentatives d’explications faites à propos des tueurs nazis. Un psycho-sociologue allemand, Welser, avait publié une telle étude, (voir : Harald Welser : Les Exécuteurs - Des hommes normaux aux meurtriers de masse, édit. Gallimard) où il établissait d’abord que la proportion de personnalités pathologiques parmi les exécuteurs nazis n’excédait pas 5 à 10% et que les bourreaux n’éprouvaient en général guère de culpabilité et arrivaient à s’intégrer sans problème dans une vie sociale normale après les faits. Welzer affirme que l’on ne peut rien comprendre à cette énigme si on ne voit pas qu’au sein d’un système de valeurs, « il suffit qu’une seule coordonnée se décale », p. ex. celle de l’appartenance à un groupe, pour que l’ensemble change. Ce « déplacement du cadre normatif » suffit à faciliter la décision de tuer. Une nouvelle « morale » remplace l’ancienne. Des résidus de l’ancienne subsistent à l’intérieur de la nouvelle. Et il arrive à conclure avec ce paradoxe : « sans morale, le meurtre de masse n’aurait pas pu être mis en œuvre ». Si je cite cette étude c’est qu’elle montre clairement que c’est d’abord l’idéologie qu’il faut mettre en cause. C’est elle qui établit de nouveaux critères, de nouveaux repères qui modifient la morale (et l’islamisme est une idéologie, n’en doutons pas). C’est l’idéologie qui a été à la base de cette « morale national-socialiste ». C’est également l’idéologie, semble-t-il, qui a inspiré les chefs et donc les instigateurs du génocide khmère. Et peut-être est-ce aussi l’idéologie nationaliste serbe qui a inspiré les massacres de Bosnie. Alors que dans le cas des massacres de Tutsis par les Hutus on est peut-être à un niveau plus primaire: groupe contre groupe, réaction de peur, vengeance, etc. Par contre c’est de nouveau l’idéologie qui a fait agir les pilotes des avions qui se sont jetés sur les tours du World Center. Et, en ce moment, nos tueurs de France. Ce sont donc bien les idéologies qu’il faut combattre...
Et d’abord par l’éducation, par nos écoles républicaines et laïques. Qui ont échoué. Il faut donc d’abord savoir pourquoi. Enseignants insuffisants ? Trop jeunes et inexpérimentés pour les quartiers ? La violence des quartiers ? D’où vient-elle ? Echec de l’éducation familiale ? Pourquoi ? Pourquoi ce manque d’autorité des pères ? Comment l’expliquer, surtout dans un contexte traditionnel musulman ? Le chômage du père ? Il y a un drôle de phénomène qu’on a connu d’abord aux Etats-Unis (bien documenté à la fois par des témoignages et par le cinéma) et qui est apparu ensuite en France : ce sont souvent les grands qui empêchent les plus jeunes de suivre de manière assidue l’enseignement des maîtres comme si s’éduquer c’était déjà se compromettre avec la société à laquelle on se doit d’être rebelle. Or l’échec de l’éducation renforce l’exclusion de ceux qui s’étaient déjà considérés comme exclus et exclue ceux qui ne l’étaient pas encore. Et là-dessus viennent s’ajouter la violence, et un langage et un habillement propres aux quartiers et qui les différencie encore plus du reste de la société.
Mais c’est d’abord à l’islam lui-même à combattre l’islamisme car il est sorti de son sein. On a beaucoup parlé ces jours-ci de la notion de l’amalgame. Il ne faut pas confondre les musulmans ordinaires avec les terroristes, islamistes, intégristes religieux. Oui mais l’amalgame est automatique. Les tueurs se réclament d’Allah, le même Allah que prient et révèrent tous les musulmans. C’est en criant Allah Akbar que des monstres froids ont abattu journalistes, dessinateurs, policiers, juifs et autres innocents. Et c’est toujours au nom d’Allah que sont commis les crimes les plus horribles qui soient, au Mali, au Nigéria, en Syrie, en Irak, au Pakistan, massacres systématiques, esclavages sexuels de femmes et de petites filles, massacres d’enfants des écoles, tortures. Et quand on croit avoir atteint le sommet de l’horreur, voilà qu’une petite fille de dix ans se fait exploser en tuant 40 personnes ! Alors pourquoi les autorités islamiques ne réagissent-elles pas ? Parce qu’elles n’existent pas, me dit mon frère Bernard, parce que l’islam est une religion polymorphe. Il a raison, en partie. C’est vrai du sunnisme, non du chiisme qui est plus structuré. Et c’est vrai que, un peu n’importe qui, un « sachant », dit mon frère, peut se déclarer imam, au moins pour diriger la prière (ce qui ne l’empêche pas de prêcher ensuite, prêcher le fondamentalisme et le fanatisme). Mais il y a aussi des autorités morales reconnues dans toute la communauté musulmane, c’est le cas d’Al Azhar. Que font-ils ? Et pourquoi tant d’Etats musulmans mènent eux-mêmes une politique fondamentaliste. Le pire étant bien sûr l’Arabie saoudite où il y a actuellement un homme condamné pour apostasie parce qu’il avait demandé que l’islam se réforme : 10 ans de prison et 1000 coups de fouet à raison de 50 sur la place publique tous les vendredis. Et Tony Saad, mon délégué pour le Moyen-Orient, y a assisté à une lapidation dans les années 80. Un de mes amis a été Directeur de Suez à Ryad : son épouse, une Alsacienne, ex-cadre supérieure de l’Administration du Fisc français, a finalement été obligée de mettre le voile, elle aussi, pour se rendre dans des centres commerciaux, tellement elle se faisait agresser bien qu’étant étrangère. Et les résidents catholiques ne peuvent assister à une messe ni recevoir les sacrements puisque tout prêtre d’une autre religion est totalement interdit de séjour dans ce pays auquel on ouvre par ailleurs toutes les portes économiques et autres chez nous. Oui, mais ils ont le pétrole et ils sont riches. Et il y a l’Aramco pour les Américains ! Il est plus facile pour eux d’embêter les Chinois pour le respect des droits de l’homme que l’Arabie ! Mais ne voit-on pas que c’est là que le combat commence ? D’autant plus que les Saoudiens ne sont pas les seuls à avoir la charia. Voyez la Mauritanie dont la justice a condamné un journaliste à mort parce qu’il a protesté contre la continuation de l’esclavage et du système des castes et, qu’en ce faisant, il a donné tort au Prophète ! Et que dire d’un pays comme l’Algérie où règne une Armée qui s’est battue pendant de nombreuses années contre un mouvement islamiste aussi monstrueux que ceux d’aujourd’hui (je pourrais vous citer le témoignage de l’écrivain Khadra qui, en tant que membre de l’Armée à l’époque, a vu des choses qui vous font dresser les cheveux sur la tête – et déjà l’esclavage sexuel !) et pourtant, aujourd’hui on tolère non seulement l’islamisme radical mais on laisse impunément un imam salafiste lancer une fatwa contre l’écrivain Daoud, chroniqueur au Quotidien d’Oran et finaliste du prix Goncourt. Et à Sumatra un homme est en prison parce qu’il s’est déclaré athée sur le net, alors que l’Indonésie ne connaît pas plus que l’Algérie la charia, reconnaît même quatre religions officielles à côté de la religion musulmane mais pas l’athéisme. Le fondamentalisme a donc conquis aujourd’hui le monde musulman dans son ensemble et c’est sur le terreau-là que se développe le djihadisme.
En 2002 j’avais analysé sur le site de mon Voyage autour de ma Bibliothèque (tome 3) les différentes contributions produites par des historiens spécialistes de toutes origines à un colloque organisé en 1956 à Bordeaux sur le thème (impensable aujourd’hui) du Classicisme et déclin culturel de la Civilisation musulmane. Ce qui m’intéressait à l’époque c’était de comprendre pourquoi et comment l’âge d’or du Moyen-Âge arabo-persan que j’aime tant, avait brusquement disparu. On avait déjà commencé, dès le XVIIIème siècle, en Europe, à soupçonner que ce déclin était en quelque sorte lié à la religion dominante (Montesquieu, Voltaire), mais c’est Renan, au siècle suivant qui avait porté le jugement le plus sévère : « Le développement intellectuel représenté par les savants arabes fut jusqu’à la fin du XIIème siècle supérieur à celui du monde chrétien. Mais il ne put réussir à passer dans les institutions ; la théologie opposa à cet égard une infranchissable barrière. Le philosophe musulman resta toujours un amateur ou un fonctionnaire de cour. Le jour où le fanatisme fit peur aux souverains, la philosophie disparut, les manuscrits en furent détruits par ordonnance royale, et les chrétiens seuls se souvinrent que l’islamisme avait eu des savants et des penseurs. » Les participants au Congrès de Bordeaux ont une approche plus scientifique Je ne vais pas reprendre ici tout ce que j’ai déjà développé dans mon étude de 2002. Simplement les points qui nous intéressent aujourd’hui pour qui veut analyser les phénomènes contemporains du fondamentalisme de et l’islamisme. Tant qu’il y avait de nombreuses sectes et écoles qui se combattaient, dit l’un des participants, la science a pu se développer à peu près librement (et, je pense, l’art et la philosophie également). A partir du moment où l’orthodoxie s’est imposée, en adoptant l’asharisme comme philosophie officielle (depuis le XIIème siècle jusqu’aux temps modernes), une philosophie qui proclame qu’il n’y a pas de loi naturelle et que le cours des choses que nous observons ne s’effectue pas naturellement mais seulement tant qu’il plaît à Dieu de ne pas y intervenir, la fin de la science est programmée. Et l’un des rares philosophes qui pouvait se comparer à l’époque à Averroès par la finesse de ses raisonnements, al-Ghazzali, en s’adonnant de plus en plus au mysticisme, a lui aussi contribué à étouffer le désir de savoir. « Quand al-Ghazzali », dit le même participant, « arrive à la conclusion que l’intelligence humaine ne doit servir qu’à détruire la confiance que l’homme met en sa propre puissance intellectuelle, il n’y a plus aucun espoir pour la science ! ». Dans les lettres qu’al-Ghazzali adresse à ses étudiants il leur enjoint de n’acquérir que les biens qu’ils acquerraient s’ils n’avaient plus qu’un an à vivre. Donc : ne sont utiles que les connaissances qui préparent à la vie de l’au-delà, après la mort. L’étudiant ne doit pas se former universellement, mais il doit se limiter à ce qui est absolument nécessaire à la vie religieuse, qui est déterminée par l’attente de l’au-delà (remarquez : il y a une certaine logique dans cette conception. Du moins pour celui qui a une foi inébranlable dans les joies éternelles du paradis et les tourments éternels de l’enfer. Mais alors toute vie sociale, toute évolution de la société humaine devient impossible). Un autre participant, le Professeur Charles Pellat, de Paris, conclut sa description des étapes de la décadence culturelle de la manière suivante : « Le religieux, un moment dépassé, ne tarde pas à triompher du profane qui n’a plus sa place dans l’enseignement de la madrasa » (voir l’exemple d’aujourd’hui en Afghanistan et au Pakistan, avais-je ajouté à l’époque). D’autres participants mettaient en avant l’admiration sans bornes du passé, de l’âge d’or des premiers califes, le fait que tout se dégrade avec le temps. Et là on retrouve un des aspects principaux du fondamentalisme actuel. On le voit aujourd’hui dans les pays où l’intégrisme triomphe, avais-je écrit à l’époque : on cherche à faire revivre le temps des débuts de l’Islam. Une telle doctrine qui situe l’idéal historique dans le passé stigmatise bien sûr toute innovation. Autre aspect toujours actuel : Le Professeur Joseph Schacht de Leyden expliquait la différence fondamentale entre la loi religieuse musulmane qui se veut globale, une loi qui embrasse tout, qui est la loi pour tous les Musulmans et qui est immuable et parfaite dans tous ses détails et la loi romaine ou plutôt les lois religieuses byzantine et catholique qui en sont dérivées et qui distinguent toutes les deux une loi divine immuable et une loi civile sujette aux changements de la société. On comprendra aisément que cette conception du droit est encore une autre cause de l’ankylose générale. Et une fois de plus, disais-je, on peut faire le parallèle avec la situation d’aujourd’hui : partout où la charia a réussi à s’implanter on est revenu 1500 ans en arrière sur le plan social, faisant fi de tous les progrès qu’a fait l’humanité en matière de droits de l’homme et surtout de la femme, simplement parce que ce fameux droit religieux englobe le droit social et que ce droit social est donc celui de l’époque du Prophète ! Pour les participants de ce colloque de 1956, la cause était donc entendue : la religion musulmane, ou plutôt la façon dont une certaine orthodoxie la concevait, était une des causes principales de ce fameux déclin culturel du monde musulman à la sortie du Moyen-Age. Pourtant à l’époque où se tenait ce colloque, on avait l’impression que les choses étaient en train de bouger et que le Moyen-Orient avait découvert une idée nouvelle : le nationalisme. Cela avait commencé avec Nasser, le Parti Baas en Syrie et en Irak, et puis Mossadegh, et plus tard le régime du Shah, en Iran. Et aussi, d’une certaine manière, Bourguiba en Tunisie. Et partout où les nationalistes se sont établis, les Frères musulmans ont été combattus, l’intégrisme a été tenu en échec, la situation de la femme s’est améliorée et, en Iran et en Irak du moins, un état moderne s’est constitué, l’économie et l’industrie ont commencé à imiter l’Occident. Et puis tout s’est écroulé : en partie à cause de l’action de l’Occident. Mais aussi parce que certains leaders, en Syrie, en Irak, sont devenus des tyrans fous ! hélas, hélas, hélas.
Et puis, ai-je continué, est advenu quelque chose que les participants de ce fameux symposium de Bordeaux n’avaient absolument pas prévu : la montée irrésistible, dans tout le monde musulman, de l’intégrisme. Dès le début des années 2000 de nombreux spécialistes ont étudié le phénomène en question. Notre spécialiste à nous, Gilles Kepel, mais qui, à l’époque, s’était lourdement trompé puisqu’il croyait à un reflux possible (voir Gilles Kepel : Jihad - Expansion et Déclin de l’Islamisme, édit. Gallimard, Paris, 2000), ce qui ne l’empêche pas d’être toujours consulté sur la question : voir son interview dans Le Monde du 13 janvier 2015. Les Américains Benjamin R. Barber (Djihad versus McWorld) et Samuel P. Huntington qui avait inventé la notion de « clash des civilisations ». Un clash vers lequel il semble bien que nous soyons en train de nous diriger. Personnellement j’avais été beaucoup plus impressionné à l’époque par les livres de l’écrivain-journaliste, originaire d’une famille indienne de Trinidad, V. S. Naipaul. Voici ce que j’écrivais à l’époque (en 2002) : « Il nous fait voir la rage des foules dirigée contre l’Occident, la stupidité des raisonnements, le fanatisme aveugle. On y retrouve certains des thèmes du Symposium de Bordeaux, cette admiration de l’âge d’or des premiers califes d’où résulte la volonté de revenir à l’époque du Prophète, à la charia, cette loi islamique qui englobe tout, vie religieuse et profane, dans toute sa terrible rigidité (combien d’Etats ont déjà adopté aujourd’hui cette loi qui permet de couper la main du voleur, de lapider la femme que l’on dit adultère, d’interdire la pratique de toute autre foi, de mettre à mort celui qui critique le saint Coran ou doute de l’existence de Dieu? Arabie Saoudite, Qatar, Iran, Pakistan, Afghanistan avant la défaite des talibans, Soudan, Etats du Nord de la Fédération nigériane, etc.), qui fait que tous les imams répètent sans fin le même slogan : « toutes les réponses sont dans le Coran », que l’on abolit toutes les lois et institutions pré-islamiques pour les remplacer d’abord par « une détermination implacable de croire » et que l’Islam devient « a complete way of life ». Naipaul visite aussi les écoles, ces fameuses médersas où l’on abrutit les élèves en les obligeant à apprendre le Coran par coeur alors qu’ils ne connaissent pas l’arabe et où tout l’enseignement est oral, où la science est non seulement absente mais honnie, où l’histoire est sélective : « elle doit servir la théologie ». Et le « complete way of life » comme dit Naipaul est imposé à tous sans exception ». Le premier livre de Naipaul (Among the Believers, an islamic journey) date de 1981, le deuxième (Beyond Belief) de 1998.
Même moi, j’ai vu le renforcement du rigorisme religieux lors de mes voyages professionnels entre 1970 et 2000. Voici ce que j’écrivais (en 2002) : « Lorsque j’ai fait mes premiers voyages au Moyen-Orient, au début des années 70, je me souviens que le Koweït était encore relativement tolérant en ce qui concerne l’alcool. Le sheikh Boodaï, notre très riche agent-importateur, quand il me recevait chez lui, m’offrait une sélection de tous les apéritifs mondiaux et surtout au moins une demi-douzaine de sortes de whiskys, ce qui n’a peut-être rien d’exceptionnel, mais au Hilton également on pouvait accompagner son repas de vin et boire librement son whisky au bar. Puis le Roi d’Arabie Saoudite fait sa crise de fanatisme religieux et écrit aux souverains de tous les Etats voisins pour leur demander au nom d’Allah d’interdire la consommation et la vente de boissons alcoolisées dans leurs pays respectifs. Le Qatar se plie aussitôt à la volonté du souverain (il faut dire que l’Emir du Qatar était apparenté aux Saouds), et le Koweït, pourtant nettement plus moderne, fait de même. Le vieil et rusé Emir d’Abu Dhabi, qui est en même temps le Président de la Fédération des Emirats Arabes Unis - c’est notre agent à Dubaï, Gabriel Khayatt qui me l’a raconté - ne se laisse pas perturber et répond ainsi au Roi wahabite : « boire ou non du vin est du domaine privé des relations que le croyant a avec son Créateur. Qui suis-je, moi l’Emir d’Abu Dhabi, pour m’immiscer dans la relation entre Allah et le croyant ? ».
« Voilà une conception moderne de la religion et de son caractère privé », avais-je ajouté. « Ce que le Roi d’Arabie Saoudite, Khomeiny et tous les autres cherchent à imposer n’est rien d’autre qu’un système totalitaire. Il manque encore le dictateur unique et les camps de concentration, mais on a déjà le fanatisme des masses, l’endoctrinement de la jeunesse, la domination et la surveillance constante des individus, la persécution d’une race, celle des femmes et les exécutions publiques. Nous qui avons proclamé il y a deux cents ans déjà les Droits Universels de l’Homme, nous avons le devoir absolu de combattre, de toutes nos forces, ce nouveau totalitarisme-là ! ».
Tout ceci pour dire que la situation que nous connaissons était prévisible. Et que nous avons manqué de vigilance. Nous les Occidents mais aussi les intellectuels, libéraux et démocrates musulmans. Nous avons aussi manqué de vigilance en Europe même. Comment a-t-on pu laisser un soi-disant intellectuel tel que Ramadan écrire un éloge de la charia dans Le Monde ? Cela s’est passé la veille de l’attaque des tours du World Center, le 10 septembre 2001 : « La lapidation prévue en cas d’adultère n’est envisageable que si quatre personnes ont été des témoins oculaires du délit. Ce qui est pratiquement irréalisable, à moins que le musulman choisisse d’avouer sa faute ». Conclusion : la loi est juste puisqu’elle ne peut s’appliquer en pratique, avais-je écrit à l’époque. C’est pire que la célèbre casuistique jésuitique. Le wahabisme qui règne en Arabie saoudite descend en droite ligne de cet asharisme qui s’est imposé au XIIème siècle. Antoine Basbous, fondateur et directeur d’un Observatoire des pays arabes, rappelle l’histoire de l’avènement du wahabisme dans son livre L’Arabie Saoudite en question, du wahabisme à Ben Laden, aux origines de la tourmente, aux éditions Perrin, Paris. L’origine remonte à 1744. Un guerrier, Mohammed Bin Saoud, fondateur de la dynastie qui règne encore aujourd’hui sur ce pays, s’allie à un réformateur religieux fanatique, Mohammed Bin Abdelwahab. Les deux pouvoirs s’appuient l’un sur l’autre. La doctrine, le fameux wahabisme, repose sur une lecture littérale du Coran et surtout sur les sourates guerrières qui prêchent le djihad. Cet Islam belliqueux condamne non seulement juifs et chrétiens mais également les musulmans qui ne sont pas aussi intransigeants que lui. Pendant longtemps le wahabisme a été confiné à l’Arabie Saoudite. On dit que ce sont les Etats-Unis qui lui ont permis de sortir du pays car ce sont eux qui ont demandé à l’Arabie de financer la guerre sainte menée par les Afghans contre le diable soviétique. « C’est après leur victoire sur les Russes que certains, dont Ben Laden, ont eu l’idée folle qu’ils pourraient également faire tomber l’Amérique », ai-je écrit en 2002. « Vision chimérique, vision apocalyptique, complètement détachée des réalités », disais-je encore. « Ce qui est incroyable c’est la naïveté des Américains dans ce domaine. Ce n’est pas la première fois qu’ils soutiennent des intégristes, déjà en Iran ils ont cru qu’ils pouvaient les contenir. Et aujourd’hui (en 2002) ils veulent supprimer Sadam Hussein qui est pourtant plutôt un rempart contre l’islamisme. C’est que les Américains, et les Anglo-Saxons en général, le suivisme de Blair le montre, sont eux-mêmes profondément marqués par l’intégrisme chrétien ». Mais les autres Occidentaux n’ont pas été très vigilants non plus, parce que, disais-je : « si le wahabisme n’est pas sorti officiellement de l’Arabie avant la Guerre d’Afghanistan, l’Arabie ne s’est pas gênée depuis de nombreuses années de financer le développement d’un Islam intégriste en Occident, que ce soit par des mouvements humanitaires en Yougoslavie (où on a voulu radicaliser les braves musulmans européens) ou par le financement de mosquées en France (pauvre Chevènement qui n’a rien compris puisqu’il voulait fédérer tous les mouvements musulmans de France, les plus extrêmes compris, alors qu’il n’y avait qu’à laisser régner la Mosquée de Paris, qui incarne l’Islam moderne dont nous avons cruellement besoin) ».
Que peut-on ajouter à toutes ces réflexions qui datent d’une douzaine d’années déjà ? Rien. Pendant tout ce temps le fondamentalisme islamique n’a fait que continuer à prospérer. Au Pakistan. En Indonésie pendant un certain temps (les fameux attentats de Bali), mais les autorités y ont mis le holà, tout en accordant à Aceh d’adopter la charia. En Malaisie, à la fois pour faire contrepoids aux minorités chinoise et indienne (40%) et pour faire plaisir aux investisseurs arabes des Etats du Golfe. En Afrique (Ethiopie, Somalie, Soudan, Etats du Nord de la Fédération nigériane, Mauritanie, etc.). Et le fondamentalisme lui-même a permis à l’islamisme, au djihadisme de se développer à son tour. Au fur et à mesure que tombaient les régimes autoritaires, les djihadistes se multipliaient comme chiendent. Tunisie, heureusement contenus grâce à l’ancien travail de fond de Bourguiba, Libye, Egypte, là aussi contenus grâce au retour d’un nouveau régime autoritaire, celui de Sissi, Syrie, Irak. Le sud libyen est un nid de vipères qui alimente les djihadistes du Mali, de l’Algérie, peut-être même ceux de Boko Haram. Etc., etc.
Voici ce que dit un intellectuel musulman de chez nous, Ghaleb Bencheikh : « Il se trouve que des individus fanatisés affiliés à des groupes islamistes djihadistes ont décidé de déclencher une conflagration généralisée s’étalant sur un arc allant depuis le nord Nigéria jusqu’à l’Île de Jolo. Et, l’élément islamique y est franchement impliqué. Chaque jour que Dieu fait, des dizaines de vies sont fauchées par une guerre menée au nom d’une certaine idée de l’Islam avec toutes les logorrhées dégénérées qui usurpent son vocabulaire et confisquent son champ sémantique, devenus anxiogènes. Les exactions qui sont commises nous scandalisent et offensent nos consciences. L’incendie ne semble pas fixé, bien au contraire, ses flammes voudraient nous atteindre en Europe et nous brûler, chez nous, en France ». J’y reviendrai à ce Bencheikh et à sa Profession de foi publiée récemment par l’Institut du Monde arabe et que m’a fait parvenir mon frère Bernard. Car si j’ai commencé cette note au lendemain de la grande marche du 11 janvier, depuis lors les événements se sont précipités. Charlie a à nouveau représenté le Prophète, en larmes, sur sa page de couverture. Ce qu’à mon avis il devait à ses morts, sinon on donnait raison à leurs assassins. Mais je conçois fort bien que d’autres aient une opinion contraire, surtout quand on constate que cela a immédiatement déclenché les protestations du monde musulman dans son ensemble (et même du Pape). Mais d’un autre côté, quand on voit que des musulmans du Niger marchent contre un dessin innocent du Prophète qu’ils n’ont jamais vu (en tuant dix personnes) alors qu’à leurs frontières se passent les pires horreurs, des horreurs dont on croit toujours avoir atteint un sommet jusqu’à ce qu’une petite fille de dix ans est incitée à se faire exploser pour tuer une quarantaine de personnes, et que là ces mêmes musulmans se taisent parce qu’ils ont peur ou parce qu’ils approuvent, je me dis qu’il y a quelque chose de pourri au royaume de l’islam ! Même inconséquence au Mali où les soldats français étaient accueillis il n’y a pas si longtemps comme des libérateurs. Ou à Gaza où on brûle des drapeaux français alors que la France vient de voter la reconnaissance de l’Etat palestinien !
Je savais parfaitement, en commençant à écrire ses lignes, que le problème était d’une très grande complexité et qu’il allait nous remuer profondément pendant longtemps encore. Mais je préfère écrire, même dans l’urgence, car c’est la seule manière pour moi de mettre mes idées au clair. D’ailleurs les prises de position pullulent dans les journaux et à la télé. Et, hier, en revenant de Cannes (le 19), je lis un journal allemand (la Süddeutsche Zeitung) et je vois que les Allemands remuent les mêmes problèmes que nous. Eux aussi découvrent qu’ils ont des jeunes mal intégrés, radicalisés, sans comprendre pourquoi (tout un village de Rhénanie, voisin d’une ancienne mine de charbon, est étudié à la loupe par le Journal), même si leur situation n’est pas tout à fait la même que la nôtre (ils n’ont jamais eu le même genre de relations – coloniales ou simplement historiques – avec la Turquie que nous avec les pays d’Afrique du Nord). Chez eux aussi des intellectuels, musulmans ou non, parlent d’une nécessaire réforme de l’Islam. On y discute d’un problème qui semble également préoccuper nos réformateurs potentiels en France (voir dans Le Monde du 20 janvier les articles de Waleed Al-Husseini, Le Coran est un texte à repenser, et de Edward N. Luttwak, N’ignorons pas la violence des textes sacrés), c’est la violence de certains passages du Coran lui-même ainsi que des hadiths sacrés. La Süddeutsche m’apprend qu’il y a quelque temps un prédicateur souffi a été pendu en place publique au Soudan parce qu’il a prétendu ne vouloir considérer comme texte sacré que les sourates écrites lorsque le Prophète se trouvait à La Mecque et non celles qui datent de son exil à Médine, où il se sentait suffisamment fort pour jeter l’anathème contre ses ennemis, demander leur mort (et la mort des poètes qui s’étaient opposés à lui) et la mise en esclavage de leurs veuves et de leurs enfants. Ces textes qui ont été à la base du Djihad guerrier de conquête et de conversion lors des premières années des califes et qui semblent, à nouveau, servir de prétexte aux prédicateurs fondamentalistes pour inciter les jeunes d’aujourd’hui à partir en guerre contre l’Occident, les apostats (les policiers et militaires musulmans de France), les incroyants et même ceux des religions du Livre (les juifs). C’est un thème qui n’a pas été examiné directement par les chercheurs du Colloque de 1956, car ce n’était pas le but (c’était sur le déclin de la culture qu’on s’interrogeait alors). Il n’empêche : il y a là un lien évident avec ce qui a été dit à propos de la conception globale de la loi musulmane et qui ne fait pas la différence, comme je l’ai dit plus haut, entre « une loi divine immuable et une loi civile sujette aux changements de la société ».
Je dois quand même préciser que des deux auteurs d’articles cités ci-dessus, Waleed Al-Husseine et Edward N. Luttwak, le premier est un « ex-musulman », emprisonné en Cisjordanie pour sa libre pensée, et que l’autre est un chercheur américain qui a conseillé Newt Gingrich ! Ce ne sont pas eux qui vont réformer l’islam. Les réformateurs ne peuvent venir que de son sein. Alors, y a-t-il des intellectuels musulmans suffisamment courageux en France pour envisager une réforme permettant de créer un islam moderne et capable d’une coexistence démocratique avec les autres religions et la laïcité (c'est-à-dire, aussi, l’athéisme) ? C’est alors le moment de revenir à Ghaleb Bencheikh. Dans sa Profession de foi il déclare d’abord la guerre à ce qu’il appelle courageusement la barbarie. Je vais le citer longuement, parce que son texte est important.
« Cette guerre réclame de nous tous, qui que nous soyons, hommes et femmes de bonne volonté, mais surtout de nous autres musulmans de l’éteindre », dit-il. « Il est de notre responsabilité d’agir et de nous opposer à tout ce qui l’attise et l’entretient. Nous ne le faisons pas pour obéir à telle injonction ni parce que nous sommes sommés de nous « désolidariser ». Nous agissons de la sorte, avec dignité, mus que nous sommes par une très haute idée de l’humanité et de la fraternité.
… Après l’affliction et la torpeur, il est temps de reconnaître, dans la froideur d’esprit et la lucidité, les fêlures graves d’un discours religieux intolérant et les manquements à l’éthique de l’altérité confessionnelle qui perdurent depuis des lustres dans des communautés musulmanes ignares, déstructurées et crispées, repliées sur elles-mêmes.
En effet, le drame réside dans le discours martial puisé dans la partie belligène du patrimoine religieux islamique – conforme à une vision du monde dépassée, propre à un temps éculé - qui n’a pas été déminéralisée ni dévitalisée. Des sermonnaires doctrinaires le profèrent pour « défendre » une religion qu’ils dénaturent et avilissent. Plus que sa caducité ou son obsolescence, il est temps de le déclarer antihumaniste.
… En finir avec la « raison religieuse » et la « pensée magique », se soustraire à l’argument d’autorité, déplacer les préoccupations de l’assise de la croyance vers les problématiques de l’objectivité de la connaissance, relèvent d’une nécessité impérieuse et d’un besoin vital. …Les chantiers sont titanesques et il faut les entreprendre d’urgence : le pluralisme, la laïcité, la désintrication de la politique d’avec la religion, l’égalité foncière entre les êtres, la liberté d’expression et de croyance, la garantie de pouvoir changer de croyance, la désacralisation de la violence, l’Etat de droit sont des réponses essentielles et des antidotes primordiaux exigés ».
Et Bencheikh continue :
« Ce n’est plus suffisant de clamer que ces crimes n’ont rien à voir avec l’islam. Le discours incantatoire ne règle rien et le discours imprécatoire ne fait jamais avancer les choses. Ce n’est plus possible de pérorer que l’islam c’est la paix, c’est l’hospitalité, c’est la générosité... Bien que nous le croyions fondamentalement et que nous connaissions la magnanimité et la miséricorde enseignées par sa version standard, c’est bien aussi une compréhension obscurantiste, passéiste, dévoyée et rétrograde d’une partie du patrimoine calcifié qui est la cause de tous nos maux. …Il est temps de sortir des enfermements doctrinaux et de s’affranchir des clôtures dogmatiques. L’historicité et l’inapplicabilité d’un certain nombre de textes du corpus religieux islamique sont d’évidence, une réalité objective. Nous l’affirmons. Et nous en tirons les conséquences. Je regrette que nous ne l’ayons pas fait dans notre pays, en France. Aucun colloque de grande envergure n’a pu se tenir, aucun symposium important n’a été organisé en vue de subsumer la violence « inhérente » à l’islam ; pas la moindre conférence sérieuse n’a été animée pour pourfendre les thèses islamistes radicales » (c’est un peu ce qu’écrit l’écrivain algérien Daoud dans le Monde du 16 janvier qui parle de « désastre philosophique du monde arabe »). Encore de nos jours, dans de nombreux pays, à populations musulmanes, des régimes politiques sévissent sans légitimité démocratique. Ils gouvernent en domestiquant la religion et en idéologisant la tradition. Ils manipulent la révélation pour des fins autres que spirituelles. Quel crédit peut-on accorder à leur participation à la coalition qui bombarde le prétendu « Etat islamique » alors que les criminels fous furieux du califat de la terreur appliquent leurs doctrines et soutiennent leurs thèses ? La monstruosité idéologique de l’EIIL, dénommée Daesh, c’est le wahhâbisme en actes, rien d’autre. C’est le salafisme dans les faits, la cruauté en sus.
Nous sommes encore, dans des contrées, sous « climat » islamique, à l’ère de la criminalisation de l’apostasie, des châtiments corporels, de la minoration de la femme, de la captation des consciences et de la discrimination fondée sur la base religieuse. …Un corpus polémologique virulent a existé dans la tradition islamique classique. Il est le véritable et le seul référentiel des groupes djihadistes. Il doit être totalement proscrit. Nous avons la responsabilité et le devoir de combattre la réactivation de tous les processus qui l’installent et l’érigent en commandements célestes. Il incombe aux dignitaires religieux, aux imams, aux muphtis et aux théologiens de décréter plus que son inconvenance, mais le reconnaître comme attentatoire à la dignité humaine et contraire à l’enseignement d’amour, de bonté et de miséricorde que recèle grandement la Tradition. Renouer surtout avec l’humanisme d’expression arabe qui a prévalu en contextes islamiques à travers l’histoire et le conjuguer avec toutes les spiritualités et les conceptions philosophiques éclairées du progrès et de la civilisation…
L’extrémisme est le culte sans la culture ; le fondamentalisme est la croyance sans la connaissance ; l’intégrisme est la religiosité sans la spiritualité.
…Gageons qu’après cette terrible tragédie, il y aura un véritable éveil des consciences afin de conjurer les ombres maléfiques de l’intolérance et du rejet pour construire ensemble, chez nous, en France, une nation solidaire et fraternelle avec un engagement commun au service de la justice et de la paix. Cette nation reconnaîtra tous ses enfants sans exclusive, sans ostracisme. Notre modèle de vie dans une société ouverte, libre et démocratique, respectueuse des options métaphysiques et garante des orientations spirituelles de ses membres, pourra être transmis ailleurs et devra inspirer davantage les sociétés majoritairement musulmanes. Pour peu, surtout, que les rapports internationaux ne soient plus empreints de realpolitik ni d’indignations sélectives, ni de complaisance vis-à-vis des autocrates, ni de compromission avec des Etats « intégristes ». Faisons de cet événement tragique un avènement spécifique : un moment historique, inaugural d’une ère promise d’entente et de paix entre les peuples et les nations ».
Si j’ai cité de si longs extraits du texte de Bencheikh, c’est que j’admire l’atmosphère humaniste dans lequel il baigne et que je crois que la mise en œuvre des réformes qu’il préconise permettrait effectivement à la religion musulmane à se réconcilier avec le monde auquel nous croyons, un monde de tolérance, de liberté, de démocratie et de droits de l’homme et de la femme. Mais a-t-on la moindre chance que Bencheikh soit entendu ? Dans le monde musulman dans son ensemble ? Peu de chances. Pensez au pauvre type en Arabie saoudite qui n’a même pas supporté les premiers des mille coups de fouet auxquels il reste condamné (après 20 coups on a dû le ramener en prison : il risquait de trépasser !). Dans notre monde musulman français et européen ? Ce n’est pas certain non plus. Surtout quand on lit dans le même numéro du Monde du 20 janvier les réactions des élèves de l’Institut de théologie de la Grande Mosquée de Paris (certains voient un sexe d’homme dans le turban du Prophète dessiné par Charlie, d’autres un sexe de femme sur son visage ! certains demandent pourquoi l’antisémitisme est interdit, et pas l’islamophobie ? d’autres ne croient pas à la version « officielle » des faits, c'est-à-dire les tueries des 7, 8 et 9 janvier, c’est scénario préparé d’avance, un événement provoqué, etc.). Le Recteur de la Mosquée de Paris, Dalil Boubakeur, a mis le texte suivant en ligne sur le site de la Mosquée :
« …Pour les musulmans, le choc est grave, dans ce climat d’islamophobie, d’agressions de lieux de culte, consécutif aux horribles assassinats de la semaine écoulée.
Le refus massif exprimé par tous les musulmans du jihadisme, du terrorisme et du radicalisme religieux, montre clairement que les musulmans devront tenir compte de ces expériences passées pour aborder un avenir nouveau.
Plus que jamais, rien ne sera plus comme avant, la citoyenneté musulmane, laïque, démocratique et tenant à la liberté d’opinion devra s’affirmer autant que le désir de vivre ensemble au sein d’une même nation.
On ne peut qu’appeler la composante musulmane à la vigilance en évitant les dérapages sources d’amalgames chez tous ceux qui n’attendent que cette occasion pour provoquer des fractures de la communauté nationale. »
C’est mon frère Pierre qui m’a transmis ce texte et je ne puis qu’être d’accord avec lui quand il dit que toute personne sensée ne peut qu’approuver ces mots mais qu’on reste un peu sur sa faim, car on aimerait entendre condamner les djihadistes en question au nom de la religion même qu’ils prétendent défendre. Finalement c’est Le Canard enchaîné de ce jour (21 décembre) qui nous donne de nouveau un peu plus d’espoir en nous parlant de l’imam de Bordeaux, Tareq Oubrou, qui professe « un islam des plus intégrés » (dixit le Journal). En rupture avec « la doxa musulmane », Il ne voit aucun texte qui obligerait les femmes à se couvrir les cheveux, même la circoncision ne serait pas une obligation, etc. Il est pour un islam « à visibilité bien dosée », dit Anne-Sophie Mercier, l’auteure de l’article, une visibilité suffisante pour « ne pas provoquer un déséquilibre spirituel chez le musulman », mais « sans troubler l’équilibre laïque de la société si fragile ». Ce qui me paraît intéressant dans son cas, c’est que cette nouvelle figure de l’islam de France prétend rester membre de l’UOIF, pourtant liée aux Frères musulmans, mais qui, dit-il « reste la structure la mieux adaptée à l’émergence d’un islam de France, car elle n’est prisonnière d’aucun pays ». Et au passage on apprend qu’il existe une école de pensée, une tradition musulmane de juristes qui « pensent l’islam en fonction du contexte historique et culturel dans lequel il évolue ». Parfait. De toute façon, me dit mon frère Bernard, Ghaleb Bencheikh « est un esprit brillant, d’une grande culture, qui de plus a le prestige d’être issu d’une famille d’imams de renom, d’être un scientifique de haut niveau, philosophe, sociologue, animateur d’une émission de radio très écoutée, et d’avoir des responsabilités internationales » (il a suivi un cycle de conférences l’année dernière organisé par Bencheikh). Et le Recteur de la Mosquée de Paris n’est pas le seul, celui d’Evry, me dit encore mon frère, s’est engagé lui aussi courageusement dans la lutte contre le fondamentalisme.
En insistant à ce point sur certains aspects de l’islam qui peuvent expliquer les dérives de l’islamisme, j’ai peut-être donné l’impression d’être moi-même un « islamophobe », dans le sens raciste anti-musulman et anti-arabe. Il n’en est absolument rien, bien au contraire. J’ai toujours eu beaucoup de sympathie pour la culture arabe. Je pense même que la culture arabe d’Afrique du Nord fait un peu partie de notre culture à nous, et pas seulement à cause du couscous et des merghez. A cause de nos relations qui sont anciennes. Annie est née et a grandi au Maroc. Mon frère Bernard y a fait son service comme coopérant. Moi-même j’ai été obligé, comme tous les Français de ma génération, à « faire la guerre » en Algérie. Et le très grand nombre de pieds noirs qui ont dû quitter l’Algérie ont, malgré tout, conservé quelque chose de la terre où ils avaient vécu (on m’appelle l’Oriental, avait chanté un pied noir célèbre). J’ai fait d’innombrables séjours professionnels et touristiques dans les trois pays d’Afrique du Nord et j’ai travaillé professionnellement dans tous les pays du Moyen-Orient. Je suis régulièrement le festival du cinéma arabe qui est organisé à Fameck en Lorraine et je suis un membre assidu et engagé de l’Association pour une Paix juste au Moyen-Orient ici au Luxembourg. Et je sais très bien que la grande majorité des gens qui pratiquent la religion musulmane, que ce soit au Moyen-Orient, en Afrique du Nord ou chez nous, sont des gens qui aiment la paix et la justice. Et je sais bien, comme me le dit mon frère, que « pour les musulmans et les personnes d’origine musulmane, quels que soient leur pratique religieuse, leur niveau d’instruction, leur évolution, leur niveau d’intégration dans la société française, la religion fait partie intégrante de leur éducation et constitue une composante essentielle de leur culture et de leur identité » et qu’il faut donc en tenir compte quand on remue ces questions.
Mais je suis bien obligé de constater que le djihadisme est devenu depuis un certain nombre d’années un véritable fléau qui s’étend de l’Europe, de l’Afrique du nord et du Sahel jusqu’au Pakistan et qui commet ses horreurs en osant se servir du nom d’Allah et du Coran qu’Allah a dicté, selon la tradition, à Mahomet. Il est donc normal que l’on s’interroge sur ce qui peut lier les deux. Et je suis littéralement en colère quand des pays comme l’Arabie saoudite et l’Iran commettent un véritable terrorisme d’Etat (L’historien Rodrigo de Zayas avait parlé de racisme d’Etat à propos de la politique de l’Espagne contre les Morisques et avait utilisé le même terme pour caractériser la politique anti-juive de Pétain. On pourrait employer le terme de racisme d’Etat pour les pays cités pour leur politique à l’égard de leurs femmes).
Et je suis aussi d’accord, pour en revenir à nos djihadistes français, et pour citer encore une fois mon frère, qu’on ne peut parler d’égalité républicaine quand on connaît un peu la situation d’exclusion qui frappe toutes ces personnes cantonnées dans les mauvaises banlieues. La sécurité est-elle encore assurée dans les ghettos ? Qui se charge d’apporter la culture à ces populations défavorisées ? Qu’a-t-on fait d’efficace pour prévenir l’échec scolaire massif dans ces zones ? demande encore mon frère. Et c’est ce que vient de dire notre Premier Ministre qui a même utilisé le mot d’apartheid (ce qui n’a pas plu, semble-t-il, à notre Président, et encore moins à notre ancien Président). Mais ce n’était pas là le thème principal de ma réflexion. Que nos gouvernants prennent enfin ce problème-là à bras le corps ! S’ils le peuvent. S’ils en ont les moyens. Et s’il n’est pas trop tard…