Je viens de finir le livre que Roland Fauconnier a consacré à son père, Henri Fauconnier, l’auteur de Malaisie, et j’ai hâte de dire avec quel sentiment de bonheur je l’ai lu (voir Henri Fauconnier, conquêtes et renoncements, Editions du Pacifique, 2014).
Cela provient d’abord de la forme du livre lui-même, ce mélange constant entre récit et témoignages. Et je sais mieux que personne tout le travail que cela a nécessité. J’ai moi-même souvent inclus de nombreuses citations dans les notes de mes sites, qu’il s’agisse de commentaires de livres ou que cela concerne des études plus importantes de littérature, d’histoire ou de sciences humaines. C’est au moment de rédiger qu’on se rappelle les passages auxquels il faut se référer, dont on se souvient, et qu’il faut alors rechercher péniblement si on n’a pas pris la précaution de les noter au fur et à mesure de la lecture. Ce qu’on ne fait pas toujours car cela la ralentit, la lecture, et diminue le plaisir. Or Roland Fauconnier (qui vient de fêter ses 90 ans, chapeau !) a dû se servir de près de 4000 lettres ! Il le dit dans l’annexe de son livre. Or quand j’ai fait sa connaissance après qu’il ait lu l’article sur « le pantoun dans Malaisie de Henri Fauconnier » que j’avais fait paraître sur le site de Lettres de Malaisie, et qu’il m’a reçu dans son petit appartement du 7ème d’où l’on aperçoit le dôme doré des Invalides, j’ai pu me rendre compte des énormes archives dont il disposait, les archives d’une famille charentaise, les Fauconnier, qui ont depuis toujours gardé précieusement copie de leurs correspondances et de leurs autres écrits (même de jeunesse).
Mais le vrai bonheur vient bien sûr du personnage lui-même. Un homme, un vrai, comme on le dit quelque part. Un humaniste, un homme ouvert sur le monde, un homme qui aime la nature, un homme de culture, l’homme que l’on devine à la lecture de son œuvre. L’œuvre se suffit à lui-même, dit-il. Il n’est pas le seul à le dire. Et c’est vrai. Et pourtant. Ainsi, moi qui considère que nous avons eu trois grands écrivains français au XXème siècle : Céline, Giono et Claude Simon, j’aime l’œuvre de Giono (le Hussard sur le toit, le retour de Stendhal) et celle de Claude Simon (la perfection dans l’écriture, la vision, la réflexion) doublement depuis que j’ai découvert que leurs auteurs avaient tout pour me plaire et ressemblaient à leurs œuvres. Alors que je ressens toujours une certaine gêne à admirer le Voyage au bout de la Nuit (qui est pourtant une véritable révolution dans l’écriture) à partir du moment où je sais que Céline était un personnage retors et roué et un affreux antisémite.
J’ai un peu survolé, je l’avoue, le début du livre de Roland Fauconnier, l’enfance, la jeunesse. C’est que le monde de cette bourgeoisie charentaise est un peu exotique pour moi, l’Alsacien. Qui, en plus, n’a pas les mêmes origines bourgeoises. Et, puis, chez nous, la bourgeoisie intellectuelle et industrielle était, à cette époque, plutôt protestante. Calviniste au sud, luthérienne au nord. Elle croyait fondamentalement au travail et au progrès, était sociale avant l’heure et vivait modestement (et ne faisait pas beaucoup d’enfants, peut-être aussi par économie !). Je ne sais pas dans quelle mesure les familles charentaises se distinguaient des grandes familles du Nord nées avec le textile, de la haute bourgeoisie lyonnaise née avec la soie et de celle des vignobles et du commerce du Bordelais. Peut-être étaient-elles moins matérialistes et plus attirées par l’art, l’écriture et la culture ? De toute façon ce n’est pas cela qui compte. L’important est de savoir si c’est ce milieu qui a façonné Henri Fauconnier. On pourrait le croire quand on voit son frère Charles et sa sœur Geneviève (qui a eu le Femina quelques années après le Goncourt de Henri) lui ressembler autant. Mais peut-être est-ce lui qui les a façonnés à son tour. Je crois pourtant que si ses valeurs ont d’abord leurs racines dans ces terres charentaises, c’est lui qui s’est formé tout seul : il n’a pas voulu y rester, il a pris ses distances avec la religion et s’est ouvert à d’autres valeurs encore. D’ailleurs il n’y a qu’à voir ce qu’est devenu Chardonne qui a pourtant eu la même jeunesse heureuse à Barbezieux et qui est devenu un adorateur d’Hitler (c’est peut-être justement là que réside le danger de ces familles bourgeoises, leur isolement social qui les fait méconnaître le « peuple » et mépriser la démocratie). Quand j’ai écrit cela à Roland Fauconnier, il m’a corrigé : c’était une famille de moyenne bourgeoisie pas de haute bourgeoisie. C’était la famille de Chardonne qui faisait partie de la haute bourgeoisie et en plus, elle était protestante. Dont acte. Et Roland Fauconnier reste intimement persuadé de l’importance que cette enfance charentaise (qu’il aurait aimé évoquer plus longtemps si son éditeur ne l’en avait dissuadé) a eue pour l’évolution future de Henri. Il est bien sûr meilleur juge que moi sur ce plan. Il n’empêche. Je continue à croire que des personnalités d’exception comme l’était Henri Fauconnier se forgent d’abord eux-mêmes. Et la lettre que Roland cite en faveur de sa thèse qui est une lettre dans laquelle Henri explique comment il a su surmonter ce qu’il pensait être ses handicaps, timidité, sensibilité, faiblesse, manque de confiance en lui-même, lâcheté même – par la volonté – me semble être plutôt un argument en ma faveur (page 21). « Un jour l’intelligence a réveillé la volonté. J’ai senti en moi pour la première fois le germe d’une force… C’est par la volonté que j’ai conquis la force morale et la confiance en moi-même. Je me suis refait entièrement… Et maintenant je sais que je suis fort et que j’ai le droit d’être audacieux dans la vie… La nécessité de me durcir m’a donné l’apparence de la dureté. Et c’est de la lutte que j’ai soutenue chaque jour pour apprendre à maîtriser mes émotions que provient cette apparence de n’en plus ressentir… »
J’ai aussi compris pourquoi Roland Fauconnier parle de renoncements dans le titre de son livre. En fait il en a eu trois : la Malaisie, la Tunisie, l’écriture. C’est beaucoup. Même si nous connaissons tous, dans notre vie, certains renoncements (et encore plus quand on vieillit). Mais quand il y en a trop on peut raisonnablement penser qu’on a échoué quelque part. Je ne crois pas qu’il faille trop pleurer le dernier renoncement, celui de l’écriture. D’ailleurs je crois me souvenir que Roland Fauconnier semblait dire lui-même qu’il n’en avait peut-être pas tellement envie, de mener une vraie vie d’écrivain. Et puis l’œuvre Malaisie suffit à elle-même. La Malaisie lui a donné Malaisie et il a donné Malaisie à la Malaisie. Et même chez les grands écrivains, comme les trois que j’ai cités, il y a toujours une œuvre qui surnage : Le Voyage pour Céline, le Hussard pour Giono et la Route des Flandres pour Claude Simon.
Les deux autres renoncements étaient certainement bien plus graves pour lui. Et d’abord la Malaisie. Je trouve que Roland Fauconnier a eu beaucoup de courage de montrer quelle était la cause de ce renoncement. Il est vrai que Henri lui-même l’explique très bien dans sa lettre à Madeleine, page 149. « Je me suis toujours méfié de mon aptitude à devenir un mari délicieux… Mais tu me voulais tout de même… Il me semblait que nous étions si différents de caractères et de plus si différenciés par le mode d’existence que nous avions mené chacun, qu’il fallait avant tout faire tomber toutes les illusions… Je ne sais ce qu’était l’individu créé par ton imagination. A sa place tu en trouvais un qui n’avait pas de croyances, que le sentiment effarouchait, que tout impératif révoltait, indulgent au vice et n’exécrant rien, sinon la bêtise humaine… La poule qui a couvé un canard l’aime tel qu’il est. Elle ne déplore pas qu’il ait les pieds palmés et le bec plat. Elle voudrait seulement qu’il ne nage pas, en quoi elle a tort. ». La comparaison avec la poule qui a couvé un canard a beaucoup amusé Annie mais elle pense comme moi que pour qu’un couple résiste il faut bien qu’on soit d’accord sur un certain nombre de valeurs communes. Même s’il faut aussi des différences. La différence attire, elle intrigue, elle satisfait notre curiosité. Henri aimait la Malaisie, son climat, sa terre, ses habitants Et haïssait l’Europe après l’horrible guerre. Pour Madeleine il mettait en danger ses enfants en y restant (« assassin de ses enfants », « tu fais passer la Malaisie avant ta famille »). Et pourtant il n’a pas manqué de lui expliquer quel « grand deuil » cela représentait plus lui de la quitter, cette Malaisie qu’il avait « dans la peau » (page 156). Sans compter qu’elle représentait, en plus, pour lui l’accomplissement de ses rêves : « Tu ne peux pas avoir éprouvé cet enthousiasme délirant d’un homme jeune qui se sent libre pour la première fois et qui part à la conquête d’une vie qui va réaliser quinze ans de rêves d’enfant. Puis cette réalisation elle-même, la lutte joyeuse pendant des années, le succès. Ceci laisse une marque qu’aucun autre pays ne pourra faire oublier… ». Mais Madeleine ne pouvait le comprendre. Et l’histoire reprenait avec la Tunisie.
Ce sont en tout cas ce genre de lettres qui font tout l’intérêt de ce livre. C’est Henri Fauconnier qui s’exprime à la première personne. Quand il s’étonne du nombre de missionnaires sur le bateau qui le ramène vers l’Orient après la guerre (page 150) : « Est-ce qu’ils n’ont pas assez à faire en Europe ? Je voudrais le christianisme plus modeste après le bain de sang qu’il vient de s’offrir ». Quand il se moque de la formule de l’abbé Vaton, le « mol oreiller du doute » et voit plutôt le « mol oreiller de la foi » (page 151) (un drôle d’abbé d’ailleurs, son chef de groupe de mitrailleuses pendant la guerre, devenu son ami et le précepteur de ses enfants). Il critique violemment l’institution, un christianisme qui n’a plus rien à voir avec les origines, le Pape qui aurait dû excommunier Mussolini. Il devient fou furieux quand le curé qui baptise son dernier né (page 203), voyant ses deux autres garçons, s’exclame : « Ah ! Cela fera trois beaux petits soldats ». A sa sœur Geneviève il écrit (page 134) : « Je suis épouvanté quand je vois le mal qu’a fait la religion à Mady (sa femme Madeleine), et quant à moi, je n’oublierai jamais qu’elle m’a empêché d’aimer mon père comme je l’aurais dû, en me le présentant comme un damné » (il n’allait pas à l’église). J’aime aussi beaucoup ses réflexions sur la charité (« un des vices de notre état social actuel, un enfant bâtard et révolté de la propriété ») et le désir (qui ne naît que d’un besoin. Créé artificiellement pourrait-on ajouter) (page 152). Page 156 il a des réflexions à la Segalen (dans les Immémoriaux) quand il écrit : « J’ai froid dans le dos en pensant que la plupart des habitants (à Tahiti) sont maintenant chrétiens, et habillés par les missionnaires avec une décence qui en fait des singes de cirque. Je n’y peux rien, ça me révolte ». Même si Segalen pensait surtout aux anciennes croyances des Maoris qui les aidaient à vivre et que les missionnaires ont détruites, alors que Henri Fauconnier pense nudité et vêtements. Cela lui paraît important. Je ne sais pas ce que pense son épouse quand il lui écrit (après être passé au large de Penyabong) : « Je sais que cette eau claire comme du jade est tiède, et que ce soir elle sera pleine d’atomes de phosphore. Quand on s’y baigne chaque mouvement qu’on fait s’y transforme en lumière douce. Il est beau de s’y baigner nu, elle vous transfigure et on a l’air d’un ange » (page 167). Et son frère Charles à son tour raconte leurs baignades communes au nord de l’île de Penang en images idylliques (page 186) : « mer phosphorescente jusqu’à l’horizon », « vague lumineuse », « flot de pierreries », « feu de Bengale », « nous nous sommes baignés aussi à l’aurore, quand les monts de Kedah sont violets sous un ciel rose » et « dans l’intervalle nous vivions en sarong ». On pense bien sûr à la scène de Malaisie, au milieu du Chapitre Voyage, quand ils arrivent sur la côte orientale, cette scène qui fait penser à l’Eden, où ils vivent tous nus, Lescale, Rolain, Smaïl et son frère, et où reviennent les mêmes mots, les mêmes images, les mêmes sensations. On comprend bien que l’on ait pu penser homosexualité comme l’ont fait certains membres du Jury des Goncourt (et j’adore le sarcasme d’Henri Fauconnier que son fils rapporte aux pages 210/211 : « Je trouve cela parfaitement comique, mais très caractéristique de la mentalité occidentale. Vingt siècles de christianisme bien bourrés dans ce vieux cerveau. Cette hantise de la morale chez les peuples les plus immoraux ou amoraux, est un phénomène bien singulier… Si on me demandait si les relations de Rolain avec Smaïl étaient « convenables », je dirais que je n’en sais rien et que je m’en fous »). Personnellement j’ai aimé les mers chaudes, soyeuses et transparentes pendant toute ma vie. Méditerranée pour commencer, Caraïbes plus tard, Océan Indien ensuite et même le sud du Pacifique pour finir. Je connais mieux que personne cette sensualité de la peau. Moi aussi je me suis baigné nu (aux Seychelles) et j’ai connu la mer phosphorescente à minuit en Corse avec Annie et ma petite fille Francine de 6 ans alors que nous campions en sauvage au bord de la mer. Comme je comprends Henri Fauconnier. Et ce troisième écrivain-planteur français de Malaisie, Christian de Viancourt alias Pierre Lainé, qui s’est carrément installé dans une île. Et qui n’en est jamais revenu.
J’aime aussi ce que dit Henri Fauconnier de la guerre. Lui, et son frère Charles qui a été au front encore plus longtemps que lui et qui lui écrit : « Quelle horreur – quel dégoût. Je proteste de toutes mes forces, à tous les instants, sans plus rien y comprendre. Je proteste contre la laideur de cette humanité qui a perdu la raison. Au moment où l’on sent autour de soi le bel effort de vie de toute la nature, ce désir, cette volonté de tout détruire est si monstrueuse. Je voudrais être un sauvage dans un kampung solitaire ; ne rien avoir, ne rien savoir, vivre seulement ». Comme je comprends leur dégoût à tous les deux du genre humain, du moins de la gens europeana. Certains ont voulu la fuir, l’Europe. Fauconnier en parle, de tous ces gens qui s’embarquent pour aller n’importe où après la guerre. Le père d’Annie est parti lui aussi, au début des années 20, aller faire du bois en Afrique équatoriale. Et quand, plus tard, la grande crise venue, il a dû arrêter son exploitation forestière, il n’a pas voulu revenir en Europe, il s’est installé au Maroc. D’autres sont devenus pacifistes forcenés. Comme Giono qui s’est même déclaré, à un moment donné, réfractaire en 39. Et d’autres sont redevenus plus nationalistes que jamais. Et finalement fascistes. C’est un grand mystère pour moi. J’ai pourtant tout fait pour essayer de le comprendre, ce mystère, quand j’ai refait, pour moi, toute l’histoire de cette période qui va de 14 à 45 et que j’ai appelée les trente honteuses (voir mon Voyage autour de ma Bibliothèque, Tome 4). La politique n’était probablement pas un domaine qui passionnait Henri Fauconnier. Il n’empêche, tout ce qu’il dit ou fait à ce sujet me parait frappé du bon sens. Traité de Versailles trop dur, il fallait écouter Wilson, erreur d’envahir la Ruhr, on cultive la haine, il fallait créer tout de suite, sans attendre, une Europe fédérale (idée bien illusoire à l’époque, bien sûr). Après la deuxième guerre mondiale il approuve l’indépendance de l’Indochine, de la Tunisie, a de la considération pour Bourguiba, pour Mendès-France aussi, pense que l’indépendance de l’Algérie est inéluctable, mais qu’il faut la préparer, etc.
Il reste le cas Chardonne. Roland Fauconnier n’évite pas le sujet mais ne s’étend pas non plus dessus. On aurait bien sûr aimé savoir ce que Henri Fauconnier lui a écrit quand Chardonne a pris ces positions folles pendant la guerre, admirant non seulement l’Allemagne mais aussi le national-socialisme et Hitler (un grand homme). Est-ce la raison pour laquelle Chardonne n’a pas conservé ces lettres ? Car c’est quand même bizarre : il perd les lettres de l’ami et surtout de l’écrivain qu’il admire alors qu’il conserve celles de Paulhan et celles de Paul Morand (publiées depuis). J’ai essayé de me faire une meilleure image, grâce au net, de cet homme que je connaissais mal et j’ai quand même été effaré par les opinions qu’il affiche. J’ai même l’impression que s’il a renoncé à la dernière minute à publier son Ciel de Niefelheim (où il admire encore le nazisme, en 1943 !) c’est plus parce que son fils est arrêté que parce que ses amis le lui déconseillent. J’ai trouvé sur le net un livre allemand sur les hommes de lettres français collaborateurs notoires : Barbara Berzel : Die französische Literatur im Zeichen von Kollaboration und Faschismus, Alphonse de Chateaubriant, Robert Brasillach und Jacques Chardonne, édit. Narr Francke Attempo, Tübingen, 2012. On y cite, en note, un écrit de Bernard Fauconnier, l’autre fils de Henri, où il fait dialoguer, paraît-il, les morts (comme Lucien). Dans ce cas précis il s’agirait de Chardonne et de Henri et Geneviève Fauconnier. Cela me paraît toujours dangereux et bien hasardeux de faire parler les morts ! Mais Henri, comme sa sœur Geneviève, se sont contentés, semble-t-il, de prendre Jacques Chardonne pour un fou. Henri et Jacques étaient amis de jeunesse et l’amitié était trop fort…
Pour finir je voudrais encore dire que j’aime aussi la façon dont Henri Fauconnier parle de tous les indigènes avec lesquels il a à faire. Même si son amour va surtout aux Malais. Ce qui est particulièrement remarquable pour l’époque. En faisant des recherches pour un article sur les découvreurs allemands du pantoun (article publié sur le nouveau site de l’Association française du pantoun) je suis tombé sur un certain Max Moszkowski, ethnologue, anthropologue et botaniste qui a exploré Sumatra en 1907, étudiant Sakais et Bataks (il avait déjà exploré la Papouasie quelques années auparavant) et qui tient, dans son livre paru en 1909, des propos incroyablement racistes (sur les relations sexuelles entre Blancs et Javanais, les métis, la dilution du sang, l’impossibilité pour les natifs de comprendre la civilisation blanche, la position du Blanc qui doit rester le Maître, etc.). En lisant ces propos j’ai pensé à Henri Fauconnier qui est arrivé en Malaisie deux ans auparavant et s’est tout de suite intéressé aux natifs et les a considérés comme ses égaux (voir le « repas avec les domestiques » en invités, page 152, que l’on retrouve dans Malaisie). Pierre Boulle, le deuxième écrivain-planteur, qui n’était certainement pas un raciste, ne s’est pourtant jamais vraiment intéressé aux populations locales. Je crois qu’il s’en est excusé plus tard (dans une interview, il me semble, de n’avoir pas eu le temps de s’y intéresser, la faute à la Socfin et à Michaux !). Et pourtant, voyez ce qu’il en a fait dans ses romans : le Chinois est toujours mauvais, déjà dans Les Voies du Salut, et carrément criminel dans Le Malheur des uns…. Et la description de la communauté malaise qu’il fait dans le seul roman où les Malais ont un rôle majeur, L’Epreuve des hommes blancs, me paraît bien superficielle.
Voilà. Que puis-je encore ajouter ? Rien, si ce n’est que son fils a eu cent fois raison de faire revivre Henri Fauconnier de la sorte. Il en valait la peine. Et je crois que tous ceux qui ont aimé Malaisie lui en sauront gré. Et ceux qui tomberont sur ce livre par hasard n’auront qu’une hâte c’est d’aller acheter cette œuvre qui fait la part si belle à l’humanisme et à la poésie.
Post-scriptum : je ne parle pas de son travail de planteur, sa décision de partir pour Bornéo d’abord (l’arbre à sajou), puis de venir en Malaisie, la découverte de sa terre « qui pue bon », de la création de cette première plantation qui va devenir le plus grand groupe (franco-belge) de plantations de hévéa en Malaisie britannique (plus tard Socfin, les frères Rivaud) car ce livre ne m’a plus appris grand-chose de nouveau. J’avais déjà été amplement informé là-dessus d’abord par Serge Jardin, l’homme de Malacca qui sait tout sur tout ceci (et sur tout ce qui concerne la Malaisie), par Roland Fauconnier lui-même quand je l’ai rencontré à Paris et, enfin, par Aurélie de Vauthaire dont Roland Fauconnier m’avait donné l’adresse e-mail et qui m’a envoyé très gentiment le texte de la thèse qu’elle avait soutenue à l’Université de Rochelle en 1909, intitulée : Les écrivains-planteurs de caoutchouc en Malaisie – 1905 – 1957. J’en parle longuement dans deux textes de mon Bloc-notes 2013 : Trois planteurs-écrivains (Trois Français, planteurs en Malaisie et écrivains : Henri Fauconnier, Pierre Boulle et Christian de Viancourt) et Planteurs-écrivains (suite).
Je ne parle pas non plus de l’œuvre elle-même, de Malaisie. Ce n’était pas le sujet. D’ailleurs j’en ai déjà parlé sur mon site Voyage, du moins de la place du pantoun, de la poésie malaise dans son roman, voir : Le pantoun dans Malaisie de Henri Fauconnier. Il y a pourtant une lettre à Madeleine qui date de décembre 1918 qu’il faudrait citer toute entière (page 138) car elle montre d’abord que Henri Fauconnier sait dès cet instant qu’il veut écrire et qu’il sait sur quoi il veut écrire (« C’est là (en Orient) qu’a été ma vraie vie, c’est là qu’est encore ma vraie patrie. La civilisation me dégoûte trop pour que j’aie le courage de la prendre pour cadre. »). Mais il sait aussi qu’il ne veut pas faire du Pierre Loti et encore moins du Bernardin de Saint-Pierre (« Mon décor est l’Asie équatoriale. J’y ai vécu assez longtemps pour en être imprégné et ne pas peindre que l’apparence des êtres et des choses ». A condition quand même, ajoute-t-il : « de retremper parfois mon souvenir pour lui rendre sa netteté »). Il est très conscient du fait qu’il faut à tout prix éviter de faire du Loti. Il voit bien son côté superficiel. Mais il se rend compte de la difficulté d’allier la fraîcheur des impressions premières avec la connaissance approfondie : « Rares sont ceux qui conservent la fraîcheur des impressions premières en y ajoutant la solidité de la connaissance approfondie ». Mais je pense aussi au jugement de Lafcadio Hearn qui, lui, a su s’enfoncer complètement dans la culture et la vie japonaises et qui connaissait bien Pierre Loti parce qu’il l’a traduit en anglais : ce qui a surtout manqué à Loti, c’est l’empathie, disait-il. Henri Fauconnier l’avait cette empathie. Avec le peuple malais et avec sa culture.