(La Poésie de Hugues Rebell, l'auteur de La Nichina)
Blaise Cendrars était littéralement fasciné par Gustave Le Rouge – je le raconte au Tome 1 de mon Voyage : Cendrars et ses amis – Gustave Le Rouge, cet auteur génial du Mystérieux Docteur Cornélius et de deux romans martiens d’une très grande beauté, un touche-à-tout de génie, érudit, expert en fouet, en gastronomie, en ésotérisme et grand ami de Verlaine qu’il assiste jusqu’à sa fin dans sa chambre de l’Hôpital Broussais. Il le raconte dans son livre : Les derniers jours de Verlaine et, dans un autre livre, Verlainiens er Décadents, il parle longuement d’un autre grand original que lui admire à son tour, Hugues Rebell.
On connaît Rebell surtout à cause de ses romans érotiques, bien moins édulcorés que ceux de Pierre Louÿs et toujours écrits dans un style superbe (il admirait Stendhal) : La Nichina (qui se passe dans la Venise des Doges), La Câlineuse, Les chaudes Nuits du Cap français (nos Antilles françaises, bien sûr), L’Espionne impériale, etc. Mais ce que, j’en suis sûr, la plupart des gens ignorent, c’est que Rebell était aussi un poète. Le Rouge cite des extraits de ses Chants de la Pluie et du Soleil qui m’ont touché parce qu’il y semble mêler à une véritable passion pour la femme et la jeune fille une certaine mélancolie et même un sentiment de la mort toujours proche. Ce qui fait que pendant des années j’ai essayé de le trouver ce fameux livre de poésie. J’avais surtout compté sur un libraire-antiquaire de Toulouse, Champavert, qui m’avait déjà procuré plusieurs ouvrages de Rebell. Sans succès. Et puis j’ai abandonné. Et puis, subitement, après avoir évoqué ces jours-ci Champavert avec un autre libraire parisien, originaire de Toulouse, j’ai essayé le net. Et là, miracle ! Non seulement il semble que le livre ait été réédité quelque part mais, surtout, tout à coup, je me suis trouvé sur un site, un site d’archives canadiennes, je crois, où ces fameux Chants avaient été digitalisés. Je les ai donc enregistrés, imprimés et, reliés. Et puis lus avec un énorme plaisir.
Ceci étant, les Chants sont composés d’un mélange de textes en prose et de poèmes en vers libres. Les textes en prose il faut se les farcir car Rebell était un aristocrate qui avait la haine du socialisme, de la démocratie, de la foule (encore qu’il célèbre dans ses poèmes l’ouvrier et le paysan), des chrétiens rigoristes et surtout des protestants (ce qu’il aimait, raconte Le Rouge, ce sont les prélats de la Renaissance, Léon X, d’ailleurs chez lui il écrivait toujours à la lumière des bougies et vêtu d’une ample robe violette d’ecclésiastique). Mais cela ne fait rien. Il faut prendre tout cela au deuxième degré. Moi cela m’a amusé, surtout que le style est très nietzschéen, un peu biblique aussi (de temps en temps certains vers m’ont même fait penser aux Stèles de Segalen, mais ces Chants sont de 1894 et Segalen vient bien plus tard !) et qu’on y trouve souvent des formules originales. Osées mais originales comme ces hommes qui pleurent comme des « priapes malades » (Je demande des hommes Page 29) :
Je demande des hommes, je cherche des hommes : de ceux qui ne trafiquent pas dans les marchés ; de ceux qui ont l'enthousiasme et l'ardeur.
Je veux des croyants et des violents ; je veux des êtres dont les yeux ne pleurent pas comme des priapes malades ; je veux des êtres qui sachent rire et combattre.
Il a une dent particulière contre Calvin comme dans ces lignes tirées d’un texte intitulé Quand brûlerons-nous l’Institution chrétienne ? (Page 60) :
Toute la grande tristesse de ce siècle, c'est toi, Calvin, c'est toi misérable, qui l'as faite ! Quand l'humanité commençait à se délivrer de Jésus, à se délivrer de Paul, tu es venu étouffer sa force ; mais nous finirons peut-être par t'étouffer à ton tour.
Nous déchirerons les redingotes grotesques de tes ministres ; nous ferons des édits somptuaires contre le noir, le chagrin, la ridicule solennité et nous couvrirons de fresques païennes et de claires tentures les murs blancs de tes temples pour installer à la place du crucifié la sainte Vénus, le saint Amour.
Puis nous brûlerons les livres graves, lourds et pédantesques de tes savantasses et nous canoniserons le soleil, la poésie et la joie.
Alors on dira :
Les dieux et les déesses sont revenus, car sur les gazons frais, des nymphes et des satyres couronnés de roses se seront mis à danser.
(Et dans la préface aux Nuits, Rebell s'écrie : Il n'est pas vrai que le Grand Pan soit mort. Il dormait seulement, se reposant sur son oeuvre, après avoir fait la Grèce, après avoir fait Rome)
Mais il faut lui pardonner à Rebell car il fut aussi un homme admirable qui aimait les livres. Il est mort dans la misère, raconte Le Rouge, poursuivi par ses créanciers. Pour leur échapper et surtout sauver sa précieuse bibliothèque il déménage avec ses livres chez une femme de chambre où il meurt sur un matelas posé par terre, complètement isolé de ses amis qui ne savaient où le trouver. Jusqu’à la fin il n’a pas vendu un seul de ses livres qui valaient une fortune ! Et puis c’était un homme de passion et un très grand sensuel. « Je n’ai jamais connu personne », dit Le Rouge, « qui fût aussi formidablement doué pour jouir des plaisirs des sens, de ceux de la table et des autres. C’était le plus délicat appréciateur de la grande cuisine et de la beauté féminine ».
Alors place à sa poésie :
Extrait de Chant nuptial (page 10) :
Je sais sous des robes jalouses
Un bouton de sang orgueilleux et fermé
Qui se cache et ne veut pas s'épanouir en rose,
Mais il s'entrouvrira malgré lui
Et la fleur m'abandonnera son calice
Au jour venu
Et ces lignes mélancoliques qui concluent Je cherche la beauté et qui sont cités par Le Rouge (page 9) :
J'ai vu la Beauté : un jour, un soir ? Je ne sais plus.
Il y a des yeux qui nous ont émus au départ des trains, derrière la vitre d'une portière ; il y a les yeux implorateurs qu'on vit une fois à la lueur d'un réverbère, au coin d'une rue ténébreuse. Il y a cette belle qui vint dans sa loge un moment, puis s'en alla et que nous n'avons plus rencontrée.
Ah ! Beauté ! Beauté inconnue et dont je meurs, qui que tu sois, princesse, plébéienne, fille des champs ou des rues, viens vers moi : que j'écrase le désir qui me brûle sur ton sein docile.
Dans la vision de Rebell, l’accouplement de deux êtres dans le désir réciproque a quelque chose de mystique :
Comme dans la conclusion de Une pauvre prostituée dans la tempête (page 47) :
Je sais une vision divine :
Des jambes largement ouvertes pour l'oeuvre d'inconscience,
Quand deux êtres renient tout : égoïsme, personnalité, vouloir,
Pour s'absorber dans la grande communion de Nature.
Pour s'unir au rut infini que commandent la Nuit et les Etoiles.
Ou ces vers extraits des Louanges de Douce (page 20) :
Cher corps d'amante qui frémis de plaisir.
Cher corps d'enfant qui te donnes sans savoir,
Ou te laisses prendre
Comme le fruit et la fleur,
Tu es bien selon le voeu de Nature :
Que tout s'unisse, que tout se mêle
Dans le baiser.
Je ne sais pas les religions, je ne sais pas les codes :
Je ne connais que le Soleil qui fait étinceler l’herbe et les eaux ;
Je n'ai reçu de conseil que des animaux et des arbres :
Et c'est pourquoi j'aime et loue
La radieuse nudité de Douce.
Joyeux et tristes,
Oisifs et laborieux,
Venez, accourez vers Douce :
Son corps est le pain béni que l'on partage entre tous,
Où chacun trouve la saveur qu'il aime.
Cher corps délicat et robuste,
Comment louerais-je ta beauté !
J'ai tes yeux pour que ma pensée voyage et s'exalte parmi les choses,
J'ai tes cheveux comme un voile sur les chagrins.
Ta bouche pour te donner avec mon souffle une personnalité trop pesante,
Tes seins, tes fesses, comme des oasis de fraîcheur.
Tes cuisses pour m'enserrer dans une charmante paresse,
— Cher corps où s'oublient les luttes et les peines,
Où l'on meurt pour renaître ensuite plus viril et plus fort !
Mysticisme aussi dans C’est l’heure religieuse (page 144) :
C'est l'heure religieuse
Où l'ombre de la terre et la lumière du ciel sont si douces
Où les êtres s'anéantissent dans l'amour ;
Etreinte lente des choses par la Nuit,
O mort du Soleil !
Mystère sacré que célébrèrent les cultes antiques,
Auquel s'unissent les âmes pieuses,
Quelle mélancolie rafraîchissante,
A ces derniers reflets de la lumière sur l'herbe,
Venait toucher le coeur des païens
Au temps des églogues virgiliennes.
Et quelle prière humide des pleurs du désir
S'envola des lèvres des anciens moines,
Alors qu'au dessus des murs du vieux couvent
Le ciel s'empourprait pour l'agonie du dieu
Et que voyageaient les nuées légères !
Heure solennelle de la communion
Où les âmes des vierges tressaillent !
Chacun vers la réparation de paix s'achemine :
Vers le pain, vers le baiser, vers le sommeil.
C'est l'heure religieuse.
L'heure de l'amie
Qui vient svelte et forte dans le soir,
Les joues en fleur
Et les yeux pleins de douce lumière,
Pour la tendre mort de l'étreinte.
— Culte simple de résignation et de soumission,
Qu'avec toutes choses
Nos âmes entrent lentement dans l'immense abîme de la Nuit
On voit aussi que l’idée de la Mort n’est jamais loin. Thanatos rencontre souvent Eros. D’ailleurs ne désigne-t-on pas l’extase amoureuse de « petite mort » ? Voyez ces vers du Cantique de l’Esclave (page 14) (esclave du désir, de la Femme, dit-il) (ces vers sont également cités par Le Rouge) :
Puisque le soir vient triste et doux sur les choses
Et nous avertit de la fuite et de la vanité de notre être,
Par un simulacre de suicide renonçons dès maintenant
A notre personnalité, à la vie.
L'ombre de l'alcôve, comme une tombe discrète,
L'ombre de l'alcôve nous invite à nous unir,
Et voici que nous nous joignons
Pour quelle étreinte !
Notre âme se fond, s'anéantit dans un baiser ;
La Ville et la foule et les mille rumeurs s'apaisent ;
Chère, voici que descend sur nous
Comme l'ombre exquise de la Mort
Ou cet examen de conscience de fin d’année, regret de l’écoulement inexorable du temps dans Quelles pensées sont venus t’enrichir ? (page 96) (cité aussi par Le Rouge) :
C'est la fin du mois, — c'est la fin de l'année : Quelles pensées sont venues t'enrichir, quelles énergies nouvelles ?
C'est la fin du mois. — c'est la fin de l'année : Combien de jours de grisaille pour l'intelligence ! Combien de péchés d'omission !
C'est la fin du mois, — c'est la fin de l'année : J'entends déjà le pas de la Mort. Oh ! ne pourrai-je la retenir ? Ne retrouverai-je point les heures que j'ai perdues ?
Mais pour finir je vais citer en entier un poème plus pastoral, plus apaisé, d’un amour doux et simple, même si dans les derniers vers remontent les inquiétudes du passé. Ce poème qui est intitulé : Aux soirs humides d’automne (page 104), le voici :
Quand les soirs humides d'automne viennent parmi les brouillards
Sur la rivière et le ciel jaune et les bois
Où frissonnent les dernières feuilles rousses,
Il s'en retourne vers la maison cachée derrière les pins,
Vers la maison où l'attendent le sourire et les yeux aimés.
Les heures lentes et douces de la veillée !
Près du foyer encore chaud où soupirent
Les ruines obscures de la flambée tout à l'heure éclatante,
Les heures lentes où l'âme s'épanouit
Dans une joie paisible,
Tandis que la chatte rêve à l'écart dans les cendres,
Et que le chien de ses yeux aimants épie sa pensée,
Les heures douces près de la jeune femme,
Qui, appliquée à quelque travail d'aiguille.
De temps en temps lève les yeux de son ouvrage,
Pour lui donner un regard tendre prometteur de baisers.
Mais dans son bonheur du moment,
Il songe aux bras qui, au milieu des ténèbres,
Cherchent des bras amis,
A tous ceux qui s'avancent seuls dans l'ombre
Et que tyrannise la solitude des nuits ;
Il songe
Aux heures anciennes, aux heures de ses larmes.
La Maison derrière les pins
Où chantent chaque soir les douces chansons de paix,
La Maison qu'il aperçut au déclin de l'été.
Dominant l'horizon de brume, de verdures et de frondaisons,
Beaucoup de voyageurs sont passés sans la voir.
Beaucoup la virent qui n'y sont pas entrés.