(Cette note a d’abord été publiée sur mon Bloc-notes 2013. Elle a été entièrement reprise et élargie après la réception, en « cadeau de Noël », d’un ami allemand de toute une série d’articles parus dans les grands journaux ou revues allemands à la suite de la disparition de ce Pape de la critique de la littérature allemande d’après-guerre)
L’année dernière, à la fin du mois de septembre, au moment où nous nous mettions à table, les pieds sur le sable, à notre resto de plage préféré à Cannes, le Blue Beach, après avoir pris peut-être notre dernier bain (la température de la mer étant tombée à 20/21°) je reçois un coup de téléphone de mon ami Georges Jaskulké. Je suis en train de faire le tour du lac de Côme à pied avec quelques amis et, au moment d’aller déjeuner au restaurant, me dit-il, je vois un journal allemand avec en gros titre sur la première page : Reich-Ranicki, le plus grand critique littéraire allemand de l’après-guerre est mort ! Alors j’ai pensé à toi car c’est toi qui me l’as fait connaître. D’un côté cela m’a fait plaisir de voir que Georges, le Polytechnicien, le grand intellectuel, l’ait apprécié, ce Marcel Reich devenu Reich-Ranicki. Et de l’autre côté cela m’a fait de la peine. Comme la perte d’un ami. Et la disparition d’un pan de culture.
J’ai suivi sa biographie et ses travaux avec beaucoup d’intérêt. J’en parle longuement au Tome 5 de mon Voyage autour de ma Bibliothèque (voir R comme Reich-Ranicki) C’était probablement le dernier, en tout cas l’un des tout derniers, survivant du ghetto de Varsovie. Il avait réussi à s’en échapper, juste avant la fin, avec celle qu’il avait épousée au ghetto, et a pu survivre grâce à la volonté d’un ouvrier typographe polonais. Plus tard il rejoint l’armée russe, puis, en Pologne, travaille pour le Gouvernement, comme espion, dit-on, à l’Ambassade de Londres, prenant le nom de Ranicki. Mais, ne pouvant supporter plus longtemps le joug communiste et se languissant de la culture allemande, réussit à passer à l’Ouest. Il devait se souvenir de sa mère, germanophile ardente, qui l’avait envoyé, enfant encore, chez ses oncles établis à Berlin pour étudier la littérature allemande, de sa maîtresse qui lui dit en partant : « tu vas, mon enfant, dans le pays de la culture » et de ses années d’études passées dans l’enseignement prussien entre 1929 et 38 et où il se nourrit de cette culture.
En Allemagne il retombe très rapidement sur ses pieds, travaille pour la Zeit, la Frankfurter Allgemeine, ses articles font sensation, il devient le Rédacteur en chef du supplément littéraire de la Frankfurter, plus tard, crée à la Radio, puis à la télé une émission culte, le Literarische Quartett (le Quatuor littéraire), où on discute ferme, on se bat même, en petit comité, les dernières parutions littéraires. L’émission a le même effet que les émissions de Bernard Pivot en France : elle fait lire. Et accessoirement vendre des livres (les libraires lui seront éternellement reconnaissants). Et, en grand fana de Bertold Brecht, il finit chaque émission avec cette citation de son théâtre : « Wir sehn betroffen den Vorhang zu und alle Fragen offen » (Perplexes, nous voyons le rideau se fermer et toutes nos questions restées ouvertes). Reich-Ranicki a eu également une activité livresque importante, énorme anthologie de la poésie allemande, de nombreux écrits sur ses écrivains préférés (et même les autres). C’est grâce à lui que je me suis décidé à lire Berlin, Alexanderplatz de Döblin, et quelle jouissance ! Il était heureux comme moi de voir que Schnitzler était à nouveau considéré comme un écrivain important (et je trouve, moi aussi, qu’il est toujours actuel, plus que tous ses contemporains autrichiens). Il considérait Thomas Mann comme le plus grand écrivain allemand du XXème siècle. Mais c’est surtout ce qu’il dit de Heinrich Heine que j’ai beaucoup aimé. Je ne peux pas citer tout (il n’y a qu’à se reporter pour ceux que cela intéresse à ma note sur Marcel Reich-Ranicki de mon Voyage) si ce n’est ceci : Heine a sauvé le romantisme allemand en le sortant du mièvre, du flou. Il a marié l'humour et l'intelligence avec la poésie. Il a rajeuni la langue, il l'a décorsetée. Il l'a mise à la portée du grand public (d'où son énorme succès) mais sans rien perdre de sa grâce et de sa légèreté. D’une manière générale Reich-Ranicki aime les poètes qui allient lyrisme et intelligence, Heine d’abord et avant tout, Brecht aussi, peut-être méconnu dans ce domaine, et surtout, bien évidemment, le génie universel Goethe (c’est sa poésie lyrique qui fait sa grandeur, dit Reich-Ranicki).
Il y a une semaine, peu après Noël 2013, l’ancien chef de publicité de la filiale allemande de mon Groupe, Klaus Neubauer, un grand amoureux des mots et qui est toujours resté en contact avec moi – à Noël justement – m’envoie tout un paquet de coupures de journaux, son journal local, la Kölner Stadt-Anzeiger, le Stern, et surtout la Frankfurter Allgemeine Zeitung (et son édition dominicale) avec laquelle Reich-Ranicki est resté en contact jusqu’à la fin. Quand on voit l’importance et le nombre de contributions que ces journaux et revues consacrent à cet homme (et la Welt, la Süddeutsche et le Spiegel ont dû en faire autant) on réalise ce que cet homme a fini par représenter (et a représenté jusqu’à la fin) dans le monde culturel allemand. Quelle belle revanche pour cet homme qui a d’abord souffert toutes les humiliations des nazis à Berlin dans ces années 35 à 38 (il ne peut entrer à l’Université après son bac), qui est expulsé en 38, qui est placé par eux dans le ghetto de Varsovie, qui vit ce qui s’y passe d’autant mieux que, comme traducteur-interprète au Conseil des Juifs, il est au courant de tout, qui y perd sa famille et la famille de sa femme ! On aimerait savoir comment il a vécu, au plus profond de lui-même, cette réussite, l’a-t-il vraiment ressentie comme une revanche ? Revanche sur le destin ? Sur les Allemands ? Comment peut-on pardonner cela aux Allemands dans leur ensemble, comment peut-on encore aimer la culture allemande après une telle expérience ? Est-il possible de séparer une langue, la littérature et la culture qui lui sont liées, du peuple qui la parle ? Je me suis souvent posé la question car il n’est pas le seul. La grande spécialiste du cinéma de Weimar, juive berlinoise, qui est venue travailler en France avec Henri Langlois et a pris la nationalité française après la guerre, Lotte Eisner, dit à peu près ceci : l’Allemagne n’existe plus pour moi, mais la langue, oui ; je ne comprends pas pourquoi on dit Vaterland (patrie = pays de mon père), on devrait dire Mutterland (pays de ma mère) comme on dit Muttersprache (langue maternelle). Alors, la langue peut-elle remplacer la patrie, devenir la patrie ? C’est ce que dit le poète polonais Czeslaw Milosz qui a émigré en Argentine dans un de ses poèmes : à l’étranger, la langue lui est devenue la patrie, c’est Reich-Ranicki qui l’écrit dans un article à l’occasion de la mort du poète en 2004 (c’est la Frankfurter qui le rapporte dans son « Feuilleton » du 19 septembre 2013). Est-ce le cas de Reich-Ranicki ? Le Stern titre ainsi son évocation du célèbre mort : « Sa patrie était le mot ». Mais dans le texte même il y a un certain glissement de sens : dans une interview datant de 2007, y lit-on, il aurait dit ceci : « j’ai cherché protection dans la littérature parce que la vraie vie ne me l’a pas accordée, cette protection ». Ce n’est donc pas la langue elle-même qui est le refuge, la patrie, c’est ce que cette langue représente : la littérature, la culture. Et ceci concerne très certainement tous ceux qui ont été exclus, expulsés, honnis par le régime nazi, pas seulement les juifs. Thomas Mann à qui Hitler avait enlevé sa nationalité, comme à son frère Heinrich, et qui a fait la morale aux Allemands à la radio après la guerre, leur apprenant quelles horreurs leurs concitoyens avaient commises dans les camps d’extermination, ne voulait plus revenir en Allemagne, s’est installé en Suisse, et a mis des années avant d’accepter de faire des conférences dans son pays natal, mais a bien sûr continué à écrire en allemand. Il y a aussi ce Victor Klemperer qui a survécu miraculeusement sous le régime parce que son épouse était « aryenne », mais sous quelles conditions terribles, qui les relate dans son Journal, qui y dit que l’Allemagne n’existe plus pour lui, qui écrit un Traité de la Langue du 3ème Reich, et qui, finalement y reste quand même, mais en Allemagne de l’Est, pas parce qu’il est communiste mais parce qu’il pense que l’Allemagne mérite ce régime pour expier ses crimes. Et puis il y a cet admirable Fritz Stern grand ami de ces personnalités qui font honneur (éthique et culture) à la nouvelle Allemagne, Helmut Schmidt et la Comtesse Marion Dönhoff (aujourd’hui disparue), les éditeurs de la Zeit, de l’ancien Président de la République fédérale aussi, Richard von Weizsäcker, et qui demande constamment aux Allemands de ne jamais oublier ce qui s’est passé car c’est une tâche qui restera à jamais attachée à leur histoire, mais qui est aussi quelqu’un qui a fait la paix avec son ancien pays, qui regarde vers l’avenir et qui est heureux d’avoir retrouvé l’Europe à laquelle il est toujours resté attaché.
Je crois que tous ces hommes (et cette femme) que j’ai cités sont toujours restés conscients qu’il y a une Allemagne éternelle qui a joué son rôle dans le grand concert de la civilisation européenne, celle de l’humanisme, des Lumières, de la raison, de la science aussi, et que ce rôle a été éminent et qu’aucun Hitler n’a pu le détruire à tout jamais.
Mais, pour en revenir encore à Reich-Ranicki, je repose la question : celui qui a vécu l’enfer, peut-il vraiment l’oublier ? Le journaliste Frank Schirrmacher qui lui était très proche écrit dans l’article qu’il lui a consacré dans la Frankfurter du 19 septembre 2013 (et qu’il a intitulé : Un très grand bonhomme) : « il a évacué son traumatisme, contrairement à sa femme Tosia. Ce qui ne veut pas dire que le traumatisme avait disparu. Il attendait derrière la porte, toujours prêt à se réinstaller tranquillement chez lui. Reich-Ranicki vérifiait constamment que la porte était toujours fermée. Il ne tournait jamais le dos à la porte. Il se rasait plusieurs fois par jour parce qu’au Ghetto de Varsovie on se saisissait des hommes pas rasés. Il était traumatisé par ce qui pouvait encore arriver et qui pouvait apparaître comme un mauvais pressentiment dans la société bourgeoise : c’est ainsi qu’il n’a jamais digéré la controverse Fassbinder et la dispute des historiens » (j’en parle dans ma note sur MRR dans mon Voyage).
J’ai pris beaucoup de plaisir à parcourir toutes ces coupures de journaux. D’abord parce qu’on y retrouve l’homme lui-même, bourru, super-intelligent, avec un sens remarquable de la répartie, passionné et toujours curieux de savoir ce qu’il y avait de nouveau. Nouveau dans le monde de la littérature, et nouveau dans les questions que lui posait le public. Et puis la Frankfurter a eu la bonne idée de reproduire toute une série de critiques de Reich-Ranicki et d’interviews. C’est ainsi qu’on s’aperçoit qu’il ne s’est pas seulement intéressé à la littérature allemande mais qu’il parle aussi de Nabokov (qu’il admire plus que tout : une incroyable diversité d’individus dont l’essence humaine est mise à jour par l’amour ou par la mort ou plutôt la peur de la mort. Nabokov peut devenir une drogue, comme Proust), de John Updike, de Kundera (quand aurons nous, demande-t-il, un roman allemand – il parle de l’insoutenable légèreté de l’être - qui s’occupe de manière aussi sensible et aussi réfléchie d’amour et de sexe ?), de Milosz, de Gabriel Marquez. Et j’aime beaucoup ce qu’il dit de Philip Roth (les thèmes sont toujours les mêmes, on parle de sexe, de littérature et de juifs, il y a dix ans je me demandais s’il est malgré tout un grand écrivain. Et puis, après avoir découvert The human Stain et The dying Animal, je n’ai plus de doute à ce sujet, dit-il. Et moi, j’ai fait la même constatation en découvrant The human Stain et Everybody !). Et j’ai l’impression qu’il éprouve comme moi un certain rejet de ce Thomas Bernhardt tellement loué chez nous : un poète de la mort, le plus amer prophète de notre littérature, une monotonie dans la désespérance….
Erich Kästner
On trouve aussi dans ce numéro de la Frankfurter le premier essai qu’il a publié en tant que responsable de la section littérature du journal en février 1974, intitulé Erich Kästner, le poète de la petite liberté. Qui connaît Kästner en France ? Probablement pas grand monde. Moi-même, j’avais entendu parler de ses livres pour enfants (à qui il s’adresse comme s’il s’agissait d’adultes), Emil und die Detektive, das doppelte Lottchen, etc. qui ont d’ailleurs été repris au cinéma, mais que je n’ai pas eu l’occasion de lire pendant mon enfance allemande (40-45) peut-être parce que l’écrivain était trop marqué par la République de Weimar et donc peu apprécié par les Nazis. Reich-Ranicki m’apprend qu’il a écrit aussi des romans pour adultes et, surtout, qu’il a été un grand poète populaire. Et ce qu’il en dit (c’est un satiriste mélancolique, un sceptique à clins d’œil, un moraliste qui plaisante, un prophète qui fait le fou, il déteste toutes les idéologies, c’est un individualiste convaincu) m’a donné envie de mieux la connaître, cette poésie. Et c’est ainsi que j’ai déniché chez mon libraire ce titre : Erich Kästner : Sachliche Romanzen – Gedichte über die Liebe und andere unvermeidliche Dinge (Romances objectives - De L’amour et d’autres choses que l’on ne peut éviter). Et m’en suis délecté. Délecté n’est peut-être pas le mot juste car il y a beaucoup de mélancolie en arrière-fond dans cette poésie. On y parle essentiellement du petit peuple berlinois des années noires, les années 20 à 30, de leur misère tant économique que sexuelle. On y évoque les « dames de bars », les célibataires qui ont une chambre chez l’habitant, les couples qui ne s’aiment plus, les couples qui s’aiment mais qui ne peuvent vivre ensemble, les petites tromperies et les grandes et le sexe qui s’achète et qui se vend, par nécessité. De temps en temps on rencontre aussi des dames de la haute :
Elles portent haut leurs poitrines et leurs nez
Et marchent d’un même pas
Si délicatement par les rues
Qu’on dirait qu’elles sont en biscuit…
Le mari a une usine…
Il y a les dactylos qui martèlent toute la journée sur leurs machines à écrire, qui s’amusent deux fois par semaine, qui ne tressent plus des couronnes de vierges… et qui sont pourtant tristes quand elles voient des enfants qui jouent. Il y a ce couple qui parle de politique le soir au lit : le Parlement s’est plaint de notre taux de natalité, un Ministre a dit que c’est la fin de l’Allemagne, l’avortement un crime, il te reproche même ta fausse couche, dit le mari…
Oui, nous devons fabriquer des enfants
Pour l’Armée. Pour l’Industrie
Pour que l’on puisse baisser les salaires. Et pour perdre les guerres
Viens, chérie, on va le satisfaire
…
Pourtant, ceux qui ne naissent pas ne seront pas chômeurs !
…
Enfin, viens, on va soigner le taux de natalité
Mais éteins la lampe. Pour que le Parlement ne nous voie pas.
Comme on le voit, voilà une question qui est toujours d’actualité. Les enfants qui ne naissent pas ont un bel avenir : ils ne seront pas chômeurs. Ce qui explique pourquoi il y a si peu de chômage en Allemagne et tant chez nous. C’est simple, on fait trop d’enfants. Il faudrait en parler à Hollande…
Et puis il y a cette berceuse chantée par un père :
Dors, mon enfant, dors
On pense qu’on est en parenté.
Mais est-ce vraiment le cas ?
Je n’en sais rien. Dors !
Maman est chez la tante…
Dors, mon enfant, dors…
Celui qui dort peut être heureux
Celui qui dort peut encore rire.
La nuit on couche à côté de sa femme
Elle dit : laisse-moi tranquille
Elle ne m’aime pas. Elle est rusée…
On bosse, on aime et vit et bouffe
Et on n’arrive pas à comprendre
Pourquoi on fait tout cela
Elle me dit que tu me ressembles…
Heureux celui qu’on ne réveille pas
Celui qui est mort dort longtemps
Qui sait où se trouve ta mère !
Calme-toi. T’ai-je fait peur ?
Je ne le voulais pas
Oublie la lune ! Dors, mon enfant !
Et laisse briller les étoiles…
Et, s’il te plaît, ne pleure pas…
Et il y a ce poème intitulé Mélancolie meublée, qui commence ainsi :
Bien des hommes aimeraient dormir où ils veulent
Et c’est bien ce qu’ils veulent
D’autres hommes sont punis par le ciel
Qui en fait des Messieurs meublés
Qui doivent dormir chez des dames acerbes
En logis. Et quelquefois en pension…
Tousser trois fois coûte une Mark…
Tout ce qui est permis est défendu
Qui aime l’amour aime dans les bois
Ou, encore mieux, fait un nœud
Dans son Maskulinum. Et vite…
Et le poème finit ainsi :
Il n’y a que le mariage qui pourrait changer cela
(Mais le mariage est encore bien pire)
Car Kästner ne croit pas non plus au mariage. Bien des poèmes parlent de ces couples qui ne s’aiment plus (ont perdu leur amour comme on perd son chapeau), n’ont plus rien à se dire, n’échangent plus que silences. Et se demandent si le partenaire leur est encore fidèle comme ce violoniste qui joue toutes les nuits et son Hildegard dort seule à la maison, mais dort-elle seule ? Y est-elle encore, à la maison ? Alors, un soir, il va prendre son violon, quitter le podium, rentrer chez lui…
Et puis je constate : elle n’y est pas
Et alors, où vais-je aller, moi ?
Ce qui atténue la mélancolie, le désespoir de tous ces poèmes, c’est le patois berlinois dans lequel ils sont écrits, les expressions, la grammaire si particulière. Où l’on retrouve les thèmes, les personnages et la langue du Hans Fallada de Kleiner Mann, was nun des années 20 ou de Jeder stirbt für sich allein de l’après-guerre (que j’ai commenté dans mon Bloc-notes, voir : Fallada et les nazis). Et aussi bien sûr le génial Berlin, Alexanderplatz. Mais si la langue est populaire, cela ne devient jamais vulgaire. Si ce n’est dans ce poème où le poète rencontre une étudiante, une étudiante en jurisprudence, qui commence par lui déclarer que la virginité, c’est peut-être bien joli mais que cela n’a plus guère de valeur auprès des collectionneurs, et puis qui lui prouve, au lit, qu’elle possède effectivement quelque expérience. Cette fille qui a n’a qu’une peur, celle de tomber enceinte, et qui lui rend encore visite de temps en temps, a, à l’endroit où d’autres ont une morale, dit le poète, rien qu’un trou ! Pas très joli, pas très poétique, il me semble (le titre du poème est : Anatomie morale) et pas très chevaleresque, même pas reconnaissant !
Il y a un autre écrivain, épistolier et humoriste berlinois qui écrit ainsi, c’est Kurt Tucholsky. Que je connais mal, pour ne pas dire pas du tout. J’étais d’ailleurs étonné que Reich-Ranicki l’ait classé parmi ceux qu’il a appelés les 7 Wegbereiter, les sept montreurs de chemin du XXème siècle, avec Schnitzler, Thomas Mann, Döblin, Musil, Kafka et Brecht (voir : Marcel Reich-Ranicki : Sieben Wegbereiter, (2002)). Et je ne le comprends toujours pas. Le fait qu’il soit juif et soit mort en exil en Suède pendant la guerre, ne suffit pas, il me semble. Toujours est-il que l’on trouve un poème de Tucholsky dans un petit livre de Reich-Ranicki que j’ai trouvé chez mon libraire en même temps que le livre de poèmes de Erich Kästner, intitulé : Marcel Reich-Ranicki : Ein Jüngling liebt ein Mädchen – Deutsche Gedichte und ihre Interpretationen, édit. Insel-Verlag, 2001. Il faut dire que Reich-Ranicki aime « interpréter » les poèmes. Car il aime la raison. On l’a déjà vu à propos de sa préférence pour des poètes comme Goethe, Heine et Brecht. Ce n’est pas lui qui pense que la bonne poésie demande à être obscure. Mais il aime la poésie. Et c’est ainsi qu’il avait proposé à la Frankfurter d’ouvrir une rubrique où chaque semaine un amateur commente un poème. Un poème qui l’a frappé. On n’y croyait guère, à la Frankfurter. Et, pourtant, quel succès ! Les éditeurs de l’ouvrage cité indiquent qu’au 31 mars 2001, 1364 poèmes ont été publiés, provenant de 358 auteurs et de 284 commentateurs ! Et que l’anthologie de la Frankfurter qui les a publiés compte 23 volumes ! Donc l’amour de la poésie n’est pas mort en Allemagne ! Et, une fois de plus, grâce à Reich-Ranicki.
La mini-anthologie de poésie interprétée par Reich-Ranicki
Le poème de Tucholsky qu’il a repris dans sa petite anthologie s’appelle Danach (Après). Et est écrit non seulement en langue berlinoise mais avec ses particularités de prononciation, en particulier ce g (prononcer gue) qui devient dans l’ancienne capitale un j (prononcez yeu). Mon parrain me racontait déjà une vieille histoire à ce sujet : un paysan (du Brandebourg, je suppose) vient en ville, se tient devant une statue et déclame : festjebrannt in der Erde, du josser Joethe. Or comme chacun sait ces vers sont de la Glocke, qui est de Schiller, et la statue ne représentait ni Goethe ni Schiller, mais Lessing. Cela faisait toujours rire mon parrain. Voici le début du poème :
Es wird nach einem happy end
Im Film jewöhnlich abjeblendt.
Man sieht bloss noch in ihre Lippen
Den Helden seinen Schnurrbart stippen –
Da hat sie nu den Schentelmen.
Na, un denn - ?
Denn jehn die beeden brav ins Bett.
Na ja…. Diss is ja auch janz nett.
A manchmal möcht man doch jern wissen:
Wat tun se, wenn se sich nich kissen?
Die könn ja doch nich imma penn…!
Na, un denn - ?
Résumé en français (impossible à traduire): en général, au cinéma, après le happy end, on voit encore le dernier baiser (lui avec sa moustache sur ses lèvres) (elle a enfin son gentleman) et puis les lumières s’éteignent. Oui, mais alors ? Bon ils vont au lit, c’est bien, mais on aimerait bien savoir de temps en temps : que font-ils après ? Eh, bien voilà : ils ont un enfant, le lait déborde, le mari tempête, ils voudraient se séparer, mais il y a l’enfant, il a envie d’une blonde, bête devant, jeune derrière, et puis le fils les quitte, lui se fait vieux, sa femme le regarde, il est loin le temps du baiser à la moustache, le mariage était, en grande partie ennui et lait brûlé. Et c’est pour cela, au moment où dans le film apparaît le happy end, qu’en général, les lumières s’éteignent. On voit qu’on est tout à fait dans le ton et le monde de Kästner !
Reich-Ranicki débute sa petite anthologie avec un troubadour, l’Autrichien Walther von der Vogelweide (élève de l’Alsacien Reinmar von Hagenau). Son poème est célèbre en Allemagne : Unter den Linden (sous les tilleuls) et les tilleuls apparaissent dans maints poèmes allemands et bien des chansons populaires. Les germanistes, dit Reich-Ranicki, font semblant de croire que les troubadours n’ont fait que chanter des amours éthérées. Or il n’en est rien : ils n’ont guère négligé l’amour physique et n’ont respecté aucun tabou. Je le crois d’autant plus que je viens de commencer à lire la magnifique étude que Michel Zink a consacré aux troubadours de l’aire romane et, effectivement, l’érotisme n’y manque pas et beaucoup de ces gentils troubadours sont de sacrés baiseurs (Michel Zink : Les Troubadours, une histoire poétique, édit. Perrin, Paris, 2013). Dans le poème de Walther von der Vogelweide c’est une femme qui parle, nous explique Reich-Ranicki, elle est heureuse et on sait pourquoi, il n’y a qu’à voir les fleurs brisées et l’herbe écrasée là où elle et son amant avaient fait leur lit, en-dessous du grand tilleul, à la limite de la lande : tout le monde comprend la signification des fleurs brisées. Si on avait vu ce qui s’est passé là, dit la belle, il faudrait que j’en ai honte mais comme seul un petit oiseau a vu la scène et que celui-ci n’en dira rien je n’ai qu’à m’en souvenir avec joie. Ce poème date de 1200. Il a fallu attendre Goethe pour retrouver des vers avec autant de charme, dit Reich-Ranicki.
Avec le deuxième poète qu’il choisit pour sa petite anthologie, Reich-Ranicki démontre son érudition. Car je ne pense pas que beaucoup d’Allemands connaissent Paul Fleming, un poète du début du XVIIème siècle. A moins qu’on le connaisse, les protestants, à cause des psaumes et chœurs dont il aurait écrit les paroles. Le poème choisi par Reich-Ranicki est la lamentation d’un homme auquel on aurait volé sa fiancée. Ce qui, on l’apprend, a été la cruelle aventure vécue par Fleming lui-même. Mais Fleming a entrepris des voyages au long cours et il arrive que les fiancées perdent patience et découvrent qu’il y a d’autres hommes plus présents (d’après mon histoire de la littérature allemande, mon König, que j’ai consulté, Fleming aurait fui Leipzig dévasté par la Guerre de trente ans et la peste et aurait accompagné une ambassade du Schleswig-Hollstein en Russie et en Perse jusqu’à Ispahan pendant près de six ans !). Qu’est-ce qui a frappé Reich-Ranicki dans ce poème ? Les derniers vers par lesquels il exprime la peur que la perte de la fiancée puisse lui voler sa propre identité, le détruire même : mon Tout devient le Néant, ma plus grande perte c’est moi-même
Nun bin ich ohne sie ; nun bin ich ohne mich
(maintenant je suis sans elle ; maintenant je suis sans moi)
Voilà une pensée étonnamment moderne, dit Reich-Ranicki : il voyait dans l’amour la possibilité de l’accomplissement de l’homme !
Je passe sur Goethe et Hölderlin, et voilà Heine et ce poème étonnant qui donne le titre de son fascicule (je donne d’abord le texte allemand et ensuite une transposition en français) :
Ein Jüngling liebt ein Mädchen
Die hat einen andern erwählt;
Der andre liebt eine andre,
Und hat sich mit dieser vermählt.
Das Mädchen heiratet aus Ärger
Den ersten besten Mann,
Der ihr in den Weg gelaufen;
Der Jüngling ist übel dran.
Es ist eine alte Geschichte,
Doch bleibt sie immer neu
Und wem sie just passieret,
Dem bricht das Herz entzwei.
(Un jeune homme aime une fille
La fille a choisi un autre ;
Cet autre en aime une autre
Et s’est marié avec elle.
La fille en est fort dépitée
Et épouse le premier homme
Qui croise son chemin.
Le jeune homme en est bien marri.
C’est là une vieille histoire
Et pourtant toujours nouvelle
Et celui à qui elle arrive
Voit son cœur brisé en deux)
Difficile de faire plus concis. Plus squelettique. Pour raconter une affaire qui concerne quand même cinq personnes, dit Reich-Ranicki, Heine n’a besoin que de deux strophes, de huit courts vers. Aucun vocable poétique. Le poète raconte une histoire, d’une manière toute objective et froide, mais si froide, dit encore Reich-Ranicki, que l’on se doute bien qu’il veut nous celer quelque chose. Et, justement, pour une fois, on sait de quoi il s’agit car, en général, on ne sait pas grand-chose de ses amours. Le jeune Heine aimait sa cousine Amalie qui l’avait rejeté car elle était amoureuse d’un autre. Un autre qui en aimait une autre. Et, comme dans le poème, de dépit, l’Amalie épouse en toute hâte un certain John Friedländer venu de Prusse orientale. Heine en a souffert et en parle plusieurs fois, sans donner trop de détails, dans des lettres à des amis. Sous sa forme si dépouillée se cache quelque chose pour laquelle la langue allemande n’a pas d’expression (la française non plus), on ne peut qu’employer un mot d’une autre langue, dit Reich-Ranicki : understatement. Un understatement qui cache un cri de douleur.
Parmi tous les compositeurs qui ont mis les poèmes de Heine en musique il y en a un qui les surpasse tous, c’est Robert Schumann. Il a rendu beaucoup de ces poèmes plus beaux et plus riches encore. Mais ce poème-là, dit Reich-Ranicki, il ne l’a pas compris. On n’entend nulle part, dans son chant, l’arrière-plan dramatique du poème ni le cri de douleur de l’amoureux. Ce poème-là, dit-il encore, Robert Schumann l’a rendu plus pauvre. Mais il n’en avait pas besoin. Tel qu’il est il est parfait.
Et puis Reich-Ranicki cite un autre poème, un poème de Theodor Storm, la Chanson de la fille à la harpe. Et je suis si heureux de ce qu’il dit de Storm car il évoque tellement d’échos chez moi. J’ai découvert Storm quand j’étais encore très jeune (j’avais 14 ans), dit Reich-Ranicki et je suis tout de suite tombé amoureux de quelques uns de ses poèmes. Or moi aussi j’ai lu ses nouvelles et ses poèmes quand j’étais encore très jeune. Et comme Reich-Ranicki encore, j’ai été ému par la nouvelle Immensee. J’en parle tant dans mon Voyage (trois écrivains germanophones) que dans mes Carnets (une étrange rencontre). C’est là qu’on trouve le fameux : Sie sitzt im Thymiame / Sie sitzt in lauter Duft et plus loin : Um ihre braunen Locken / Hinfliesst der Sonnenschein. Une histoire bien mélancolique, celle de Reinhard qui part étudier en ville et qui, lorsqu’il revient chez lui bien plus tard, constate que sa petite compagne de jeux est devenue grande et s’est mariée avec un autre et ils en pleurent tous les deux. Et c’est aussi dans Immensee que l’on trouve ce poème choisi par Reich-Ranicki. Reinhard va boire avec ses amis étudiants dans un caveau où jouent et chantent un vieux violoniste et une fille à la cithare aux cheveux noirs et aux traits de Tsigane. Les étudiants la plaisantent, elle refuse de chanter, alors Reinhard la provoque et boit à ses yeux. C’est alors que la jeune Tsigane entonne ce chant :
Heute, nur heute
Bin ich so schön ;
Morgen, ach morgen
Muss alles vergehn!
Nur diese Stunde
Bist du noch mein ;
Sterben, ach sterben
Soll ich allein.
(Aujourd’hui, seulement,
Suis-je aussi belle ;
Demain, ah demain
Tout aura une fin !
Pour cette heure seulement,
Tu es encore mien ;
Pour mourir, ah mourir
Je serai seule).
Pas d’image, pas d’expression qui pourrait paraître poétique. Même pas d’épithète sauf schön (belle). Une langue de tous les jours, dit Reich-Ranicki, et pourtant quel charme ! Quelle légèreté ! Une miniature poétique. Et le sens de tout cela ? Trois mots forment l’axe de ce chant : aujourd’hui, demain et mourir. La vie humaine est courte, et nous craignons la mort, surtout la mort quand nous serons seuls. C’est simple, on le sait tous et pourtant nous avons besoin de la poésie, nous dit Reich-Ranicki, pour qu’elle nous rende conscients de notre peur, de nos souffrances, de nos sentiments. Nous avons besoin de la poésie pour que nous puissions nous y retrouver, pour qu’elle serve de miroir à notre âme.
Qu’est-ce qui fait la magie du poème ? se demande encore Reich-Ranicki . Est-ce la répétition des trois maîtres-mots aujourd’hui, demain, mourir ? Ou sa simplicité, sa modestie ? C’est elle, en tout cas, qui en fait toute l’originalité, conclut-il.
Et puis Reich-Ranicki présente un poème de Friedrich Hebbel, un dramaturge de la fin du XIXème siècle dont les tragédies pleines de crimes et d’horreurs ne sont probablement plus représentées depuis longtemps (Judith, Genoveva, Maria Magdalena, Herodes und Marianne, etc. le König en est horrifié ! Un peu moins par la trilogie des Nibelungen). Mais Hebbel était aussi poète, un poète sous-estimé, pense Reich-Ranicki. Alors il veut le défendre. Avec ce poème dont le titre est : Wenn die Rosen ewig blühten… (Si les roses fleurissaient éternellement…). Si les roses fleurissaient éternellement, dit le poème, les jeunes filles n’ouvriraient pas la porte de leur chambre aux garçons qui y frappent… On se demande où le poème veut en venir après cette introduction mystérieuse... Et puis vient la strophe suivante: Mais comme ce n’est pas le cas et que le vent les dépouille de leurs fleurs fanées, elles ne se sentent guère obligées à leur fermer l’accès de leurs chambrettes… On voit que l’idée est simple. Encore une idée pas très neuve et que des centaines de poètes ont traitée depuis Ovide (tant le jouis dès maintenant des joies de la vie que la comparaison entre les jolies filles et les fleurs qui se fanent), même si l’on peut y trouver une certaine originalité dans le poème de Hebbel : les fleurs se fanent, alors pourquoi garder cette autre fleur, la fleur de la virginité ? Un peu étonnant d’ailleurs de la part de ce Hebbel qui était fils de pasteur ! Mais c’est justement ce qui plaît à Reich-Ranicki : une idée simple, clairement exprimée, avec logique, et qui, pourtant, nous charme. Pourquoi ? Des mots de tous les jours, pas de tournure artistique, pas de rimes forcées, mais une atmosphère, une certaine mélancolie, de la résignation. L’homme ne fait que passer sur cette terre et il ne doit laisser aucune institution quelle qu’elle soit nous empêcher d’en tirer la conclusion. Nous voulons être heureux ici, sur cette terre et non au ciel. Et c’est le rôle de ce petit poème dont la tonalité est celle d’une chanson populaire, nous dit Reich-Ranicki, de nous renforcer dans cette conviction.
Entre nous soit dit, je crois qu’il y a une autre raison, peut-être inconsciente chez Reich-Ranicki, pour aimer ce poème : il l’a découvert, nous dit-il, dans un gros volume des œuvres de Hebbel, à l’âge de 15 ans ! L’âge, justement, où l’on commence à rêver des jeunes filles en fleurs et de leurs chambrettes…
Et puis, bien sûr, il y a Brecht. Il ne pouvait manquer dans cette petite anthologie de poètes chers à notre Marcel Reich-Ranicki. Le poème s’intitule Erinnerung an Marie A. (Souvenir de Marie A.). Il évoque un amour, une fille quelconque embrassée il y a bien longtemps sous un jeune prunier. Et, au-dessus d’eux il y avait un nuage blanc dans un ciel bleu :
Und über uns im schönen Sommerhimmel
War eine Wolke, die ich lange sah
Sie war sehr weiss und ungeheuer oben
Und als ich aufsah, war sie nimmer da.
(Et au-dessus de nous, au beau ciel d’été
Il y avait un nuage que j’ai longtemps regardé
Il était très blanc et très haut dans le ciel
Mais quand j’ai relevé à nouveau la tête, il n’était plus là.)
C’était il y a bien longtemps, les pruniers ont peut-être été coupés, et il ne se souvient plus guère de son visage, il n’y a que le baiser dont il se souvient encore…
Und auch den Kuss, ich hätte ihn längst vergessen
Wenn nicht die Wolke dagewesen wär
Die weiss ich noch und werd ich immer wissen
(Et même ce baiser, je l’aurais oublié depuis longtemps
Si ce nuage n’avait pas été là
Ce nuage je le sais encore et je le saurai toujours)
Peut-être aussi les pruniers fleurissent encore, peut-être la femme a déjà sept enfants, mais…
Doch jene Wolke blühte nur Minuten
Und als ich aufsah, schwand sie schon im Wind
(Mais ce nuage n’avait fleuri que quelques minutes
Et quand j’ai relevé la tête il était déjà emporté par le vent)
Reich-Ranicki appelle cela un poème d’amour dialectique ! Le poème est fait de trois stances de huit vers, tout à fait classiques, dans la première il a l’air de se souvenir de l’amour sous le prunier avec plaisir, la deuxième, comme une anti-thèse, nous apprend que beaucoup de temps est passé, les pruniers sont peut-être coupés et le poète ne se souvient même plus de la tête de sa partenaire, et puis c’est la synthèse dialectique hégélienne, prétend Reich-Ranicki, c’est le nuage dont il se souvient, oui mais aussi du baiser, les pruniers ont peut-être encore fleuri et s’il se souvient de ce fameux nuage (il en a vu bien d’autres depuis) c’est que l’aventure était pourtant bien agréable et que c’est avec plaisir qu’il a tenu son amante dans ses bras et l’a embrassé. Le nuage qui était blanc et haut dans le ciel est le symbole de l’amour et comme son souvenir, celui de l’amour passé ne disparaît jamais. D’ailleurs le titre ne mentionne ni nuage, ni prunier mais une femme. C’est à cette femme que le poème est dédié.
Une fois de plus je constate, ce que j’avais déjà noté quand j’ai lu ce qu’il a écrit sur Goethe, Heine et Brecht, que Reich-Ranicki aime que la poésie allie la raison au lyrisme. D’ailleurs il le répète dans sa postface. Il est trop facile de se servir de la forme lyrique pour cacher derrière les belles sonorités des mots une grande indigence intellectuelle, dit-il. On a trop aimé l’obscur et le mystère dans la poésie allemande. On ne voulait pas que les poètes pensent. Et il regrette que Goethe ait écrit quelque part – et qu’on l’ait pris au mot – que c’est avec l’intelligence que l’on réussit dans les arts et les sciences mais que ce n’est pas le cas de la poésie car là il y faut l’inspiration (bizarre ce mot de Goethe puisque toute son œuvre lyrique démontre le contraire).
En BD il y a un grand nombre de dessinateurs qui pratiquent systématiquement ce que l’on a appelé la ligne claire. Et il y a de nombreux amateurs de BD – dont moi – qui apprécient la ligne claire. Il me semble que Reich-Ranicki a été un adepte de la ligne claire en poésie. Et je me retrouve dans son camp. Et, pourtant, si tous les dessinateurs de BD pratiquaient la ligne claire parlerait-on de 9ème Art à propos de la BD ?