Le 2 avril dernier le Monde publiait, en deuxième page du journal, une « analyse » d’un certain Jean-Yves Nau du «Service sciences», intitulée La loi, la mort, la transgression. J.-Y. Nau, dans cet article, se proposait de faire le point sur le suicide dit «médicalement assisté», pour ne pas le qualifier de «médicalement provoqué», ajoutait-il. Dès le départ il y a donc volonté de confusion : quand un Français se rend en Suisse pour obtenir une aide médicale à ce qu’il a librement décidé, choisir lui-même le jour de sa mort, c’est lui-même qui ingurgite le breuvage létal. Le suicide est bien assisté, et non provoqué. Et même dans l’affaire Humbert, s’il y a eu acte positif du médecin ou de la mère, la volonté du fils était clairement exprimée. Je crois donc que même dans ce cas on devrait plutôt parler de mort assistée plutôt que provoquée. Il n’y a que dans le cas de ce garçon, en état de coma irréversible, cas évoqué avec beaucoup d’émotion par ses parents lors d’une table ronde organisée un soir à FR3 peu de jours auparavant, où l’on peut parler véritablement de mort provoquée. Or, comme l’ont répété ses parents, la loi Leonetti autorise déjà l’arrêt de vie par débranchement de l’alimentation, un arrêt de vie auquel les parents ont assisté et ont eu la vision, pendant six jours entiers, d’un corps parcouru de secousses violentes, alors qu’une interruption positive aurait mis fin à cette torture en quelques minutes. Quelle hypocrisie, se sont-ils écrié, quelle différence y a-t-il entre laisser mourir par interruption de l’alimentation et administrer la piqûre qui soulage à tout jamais ? La psychologue citée par J.-Y. Nau avait d’ailleurs également assisté à la table ronde. Son hostilité à toute modification de la loi Leonetti dans le sens du suicide assisté était manifeste. Il en était de même du Président du Comité National d’Ethique interrogé par téléconférence. J.-Y. Nau semble dire que les médecins, dans leur grande majorité, y sont également opposés. C’est ce que prétend la psychologue Marie de Hennezel. D’ailleurs sept sociétés savantes médicales confrontées à la fin de vie, dit J.-Y. Nau, viennent de le confirmer. Or à la table ronde il y avait un médecin qui ne semblait guère partager ce point de vue : il n’y a pas de limite fixée à l’administration de morphine, dit-il un peu hypocritement. Et quand Madame de Hennezel rappelait que le CCNE proposait d’accepter une «exception d’euthanasie» qui pourrait être réglée par la justice et qu’elle prétendait que les véritables cas à problèmes étaient de toute façon tellement rares qu’ils pourraient être traités par une commission, un médecin hospitalier, interrogé lui aussi par téléconférence, l’invitait à venir lui rendre visite. Elle pourrait alors constater, dit-il, que les cas exceptionnels étaient son lot presque quotidien. Un Belge, invité lui aussi à cette fameuse table ronde, trouvait ces Français bien compliqués. Quant aux parents du garçon qui avait été plongé dans un coma irréversible, ils ont dû penser comme moi – c’est l’impression qu’ils m’ont donnée - : qui sont donc toutes ces personnes qui décident pour nous, qui pensent pour nous, qui s’autorisent à penser pour nous comme aurait dit Coluche ?
Et pendant ce temps l’écrivain flamand Hugo Claus – je crois que c’était peu de jours avant l’émission, le 19 mars, mais personne n’en a parlé – se sachant atteint par la maladie d’Alzheimer depuis près de 10 ans, ne sachant plus écrire, ayant de plus en plus de difficultés pour parler, voyant la déchéance s’installer, décide, en toute lucidité encore, de se rendre à son hôpital d’Anvers, vide encore – presque joyeusement je suppose, le connaissant – une coupe de champagne avec son épouse et son éditrice, avant d’ingurgiter la coupe de la mort. J’aimerais bien, si Alzheimer me terrasse, pouvoir en faire autant.
J.-Y. Nau conclut son article en disant : au fond il y a deux conceptions qui s’opposent. Pour les uns il faut consacrer un nouveau droit, celui de «mourir dans la dignité» (c’est lui qui met les guillemets, pas moi), pour les autres il ne faut rien changer à la loi et trouver simplement des «solutions techniques» (?). Laisser les cas extrêmes à la justice. Et puis il a cette phrase terrible : «On se garderait de la sorte des dérives toujours possibles quand un pays choisit de permettre à ses médecins d’éliminer ceux qui dérangent». Et là la rage me prend, comme ils disent dans les quartiers. Quelle insulte aux 6 millions de juifs et tous les autres, tsiganes, homosexuels, asociaux, handicapés, assassinés par les nazis, et dont aucun d’entre eux, que je sache, n’a demandé à être «suicidé» ! Quelle insulte pour des pays démocratiques et respectueux des droits de l’homme comme la Suisse, la Hollande, la Belgique, et j’espère bientôt le Luxembourg ! Et quelle insulte pour tous les hommes libres qui estiment que dans certaines conditions ils doivent pouvoir choisir l’heure de leur mort !
Et voilà que dans le Monde du 6/7 avril une nouvelle autorité, un professeur de philosophie celui-là, Jean-Yves Goffi, prend la parole dans un entretien portant sur le même sujet (quelques semaines auparavant il y avait un juriste qui s’était exprimé dans le même journal, affirmant que le suicide était peut-être une liberté, mais non un droit. Vaticinateur, va). Ce qui m’intéresse dans cet entretien c’est l’histoire que trace J.-Y. Goffi du mot euthanasie. Un beau mot à l’origine, mot grec signifiant mort heureuse. Un mot médicalisé pour la première fois dans une utopie, celle de Thomas Moore, qui imagine des hôpitaux «où des médecins ayant affaire aux malades incurables leur donnent la possibilité de mourir sans souffrance par l’administration de drogues qui atténuent leur agonie». Et puis un mot pollué à jamais par les nazis qui l’utilisent pour couvrir leur assassinat de malades mentaux (dès 1933, je crois) qui n’avaient évidemment rien demandé, ni eux, ni leurs proches, proches qui ont d’ailleurs réussi à faire reculer Hitler sur ce premier crime d’Etat. Les nazis ont véritablement créé une langue mise au service de leur propagande et de leur système totalitaire, une langue qu’étudie avec minutie le professeur juif Victor Klemperer, marié avec une non juive, et ayant réussi à survivre à l’intérieur même de l’Etat nazi. Il a publié un Journal passionnant couvrant toute la période hitlérienne. Et aussi une analyse de la langue du IIIème Reich que je viens de lire (V. Klemperer : LTI, Lingua Tertii Imperii, Notizbuch eines Philologen, édit. Reclam Leipzig, 1975). Klemperer craint, avec raison, que beaucoup de ces mots inventés ou violés dans leur sens, sont restés vivants après la guerre et continuent de polluer la nation allemande. Confucius avait dit (à peu près) : «Si les mots ne sont plus justes, l’action est faussée, la morale aussi ainsi que la justice, et le peuple ne sait plus où il en est». Et Lao Tse, disait Karl Kraus, voulait adopter comme première mesure, s’il prenait le pouvoir, de définir le sens de tous les mots. Mais quand un mot est pollué (c’est aussi le cas, à mon avis du beau mot libéral, pollué par Reagan, Thatcher et les penseurs de l’Ecole de Chicago), il est en général irrécupérable et il ne faut plus l’employer. Le mot euthanasie devrait être banni une fois pour toutes de toutes ces discussions sur la fin de vie.
J.-Y. Goffi conclut son entretien en avouant qu’il a du mal à comprendre la fameuse «exception d’euthanasie» admise par le CCNE qui laisserait la responsabilité du suivi à la justice. Il trouve la proposition de Nadine Moreno plus claire : l’instauration d’une commission nationale d’euthanasie qui donnerait son accord pour tout cas grave. Peut-être, s’il faut en passer par là. Mais c’est justement la solution qui faisait sourire notre Belge de la table ronde. Ils sont bien compliqués ces Français.