Le Bloc-notes
de Jean-Claude Trutt

Chardonne et le Ciel de Nieflheim

A A A

Quand j’ai étudié le très beau livre que Roland Fauconnier a consacré à son père, Henri Fauconnier, l’auteur de Malaisie, je suis tombé sur ce qui reste pour moi une énigme (voir Roland Fauconnier : Henri Fauconnier, conquêtes et renoncements, Editions du Pacifique, 2014). Une double énigme : comment un homme cultivé comme Jacques Chardonne, membre de l’intelligentsia parisienne de l’édition et de la littérature, a pu écrire, en 1943 encore, un livre où il exprime toute son admiration pour les Allemands, le national-socialisme et même pour Hitler ? Et, ensuite, comment un homme profondément humaniste comme Henri Fauconnier a pu lui garder son amitié ?
La deuxième énigme était plus facile à résoudre que la première. Grâce à Roland Fauconnier, son livre et ses explications. Ils étaient amis depuis l’enfance, depuis Barbezieux, Chardonne avait une admiration sans bornes pour Henri Fauconnier, c’est lui qui l’a pressé pour écrire, pour publier son livre, pour le finir suffisamment tôt pour qu’il puisse être présenté au Goncourt. C’est également lui qui l’a publié dans la Maison d’éditions dont il était copropriétaire, Stock, et c’est encore lui qui en a fait la publicité, le marketing, dirait-on aujourd’hui, et son rôle dans l’obtention du Goncourt n’était probablement pas négligeable. Mais ce n’est certainement pas par reconnaissance que Henri Fauconnier lui a gardé son amitié, mais simplement à cause de leur jeunesse, de leur amitié qui était trop forte et qui remontait à leurs origines communes (Barbezieux). Et surtout, qu’aussi bien lui que sa sœur Geneviève (qui avait été éditée elle aussi chez Stock et avait reçu le Femina en 33) ont pris leur ami pour un fou ! Henri lui a d’ailleurs écrit pendant la guerre et on aimerait bien savoir ce qu’il lui a dit, mais, comme par hasard ces lettres n’ont pas été conservées par Chardonne et ont disparu (c’est quand même bizarre : il perd les lettres de l’ami et surtout de l’écrivain qu’il admire alors qu’il conserve celles de Paulhan et celles de Paul Morand qui ont été publiées depuis).
Et puis voilà que je tombe, dans un catalogue d’un libraire-antiquaire qui semble d’ailleurs avoir lui-même quelques sympathies pour l’extrême-droite, la Librairie Fosse, sur ce fameux livre de Chardonne : Jacques Chardonne : Le Ciel de Nieflheim, édité par l’auteur, mai 1943. En réalité le livre n’a jamais été officiellement publié, mais comme il était édité à compte d’auteur Chardonne a néanmoins fait circuler un certain nombre d’exemplaires en les faisant distribuer par ses amis. « Il les offrait comme la dernière vérité du Monde avant qu’il s’effondre dans le chaos », m’écrit Roland Fauconnier en se référant à une lettre de Geneviève à son frère Henri qu’il citait dans son livre.
Pourquoi parler de ce livre aujourd’hui ? Très simplement, parce qu’il est toujours intéressant d’étudier comment le national-socialisme a pu fasciner – aveugler – autant de gens. Et que ce qui s’applique au national-socialisme peut s’appliquer, peut-être, à d’autres idéologies, même si elles paraissent, à priori, d’une nature totalement différente comme l’islamisme radical d’aujourd’hui. Roland Fauconnier n’est pas d’accord avec cette comparaison. Pas à cause de l’islamisme, mais parce que Chardonne n’était plus un jeune homme et que d’autres facteurs ont joué. Il avait « des rancoeurs, des envies », et il était surtout « vaniteux », « boursouflé » de vanité, dit Roland Fauconnier qui dispose évidemment d’éléments biographiques personnels qui doivent emporter la conviction. « Une vanité blessée de s’être trompé », ajoute-t-il. Et il est vrai que publier – c’était sa première intention –  un panégyrique du nazisme en mai 43 était un vrai défi. Il devait savoir comme tout le monde à ce moment-là que la guerre était perdue pour les Allemands. Roland Fauconnier me dit aussi que Chardonne « vomissait Hitler » avant la guerre (il y a des lettres de la fin de 1939 qui le prouvent) et qu’il « n’a plus adoré les nazis » du tout vers la fin de la guerre et s’inquiétait plutôt des Russes. Pourtant, quand on épluche son livre, on a du mal à croire que son amour pour le national-socialisme allemand lui est venu comme cela, subitement. Et on doit bien reconnaître qu’il l’a étudié, a lu des livres, dont certains étaient de vrais poisons.
Dès les premières pages Chardonne annonce la couleur : « Je crois que le meilleur du génie allemand est contenu dans le national-socialisme » (page 10). « Tel qu’il fut à son aurore », ajoute-t-il prudemment (on est en 43). Il est persuadé que le national-socialisme a supprimé la recherche du profit. « La passion nationale a remplacé en Allemagne un vieux ressort de l’économie : l’esprit de lucre et l’intérêt personnel » (page 21). Il y croit, interviewe des capitalistes et on lit des naïvetés incroyables comme celle-ci : le Prince de Rohan : « la richesse m’est indifférente… En traversant Paris, j’ai constaté que vous aviez encore le goût de l’argent. C’est chose démodée… » (page 20). Il croit que le national-socialisme est un véritable dépassement car il s’oppose à la fois au communisme et au capitalisme : « le national-socialisme s’oppose à la société capitaliste qui assujettit l’homme au pouvoir économique ; il s’oppose au communisme qui confond l’homme avec ce pouvoir » (page 19). Toujours la même naïveté puisque, lui-même, d’un autre côté reconnaît : « en Allemagne, il existe encore une propriété privée, des ouvriers, des patrons, des nobles, des militaires, mais les rapports entre les hommes sont autres ». C’est la grande fraternité. « ..Le patron et l’ouvrier sont contents. En vérité les questions sociales sont en partie une affaire d’imagination » (page 21). Belle formule de ce grand bourgeois (sa famille était de la grande bourgeoisie protestante, m’a appris Roland Fauconnier, alors que les Fauconnier faisaient partie de la moyenne bourgeoisie catholique). Mais le livre de Chardonne m’apprend aussi que sa mère était américaine (elle était quaker). Il serait intéressant de savoir quelles étaient les relations de Chardonne avec sa mère ou avec la famille de sa mère (les Havilland de Limoges). Car il semble détester l’Amérique. Et tous les Anglo-Saxons. « La victoire des Américains serait l’hégémonie de la civilisation la plus vide du monde », dit-il à un moment donné (page 140). Il n’a peut-être pas tort mais qu’aurait été la victoire des Nazis ?
Il n’était pas le seul à penser à l’époque, que les deux systèmes, le communisme et le capitalisme, se valaient car ils sont tous les deux matérialistes (deux matérialismes qui ne sont pourtant pas exactement de la même nature : le capitalisme l’est parce qu’il accorde une grande importance au profit, à l’argent, le communisme parce qu’il est athée). Mais quelle aberration quand Chardonne dit quelque part : « Le national-socialisme a créé un monde neuf autour de la personne humaine. L’homme est le principe, et c’est le but ».  On dirait que Chardonne, comme Alphonse de Châteaubriant d’ailleurs, s’est fait piéger par cette incroyable mise en scène des Nazis que la cinéaste Leni Riefenstahl a si magnifiquement filmée (Triumph des Willens, 1934). Quand ma fille, à ma demande, a téléphoné au magasin hors-circuits, rue de Nemours à Paris, grand spécialiste des films rares, pour leur demander s’ils avaient des films de la Riefenstahl, on lui a sèchement raccroché au nez, disant : nous ne vendons pas de films nazis ! Et pourtant, tout le monde devrait voir ce film pour comprendre comment on peut manipuler les hommes, comment Hitler et ses acolytes ont utilisé la mystique, la simili-religion, pour créer la ferveur des foules. On croit élever l’âme alors qu’on ne fait que noyer l’individu dans la masse et lui ôter tout individualisme. Et donc toute spiritualité. Alors que Chardonne écrit : « Le national-socialisme élargit la notion de sacré sans l’altérer » (page 153). Et cite longuement son ami Châteaubriant : « Je suis venu au national-socialisme, parce que je suis chrétien et que j’ai vu le péril qui menaçait l’humanité. Le national-socialisme a rendu l’homme au devoir, à la fidélité, au sacrifice de soi, à l’honneur. On n’avait aucune idée en France de ces phalanges rayonnantes de lumière, la plus belle jeunesse qu’on ait jamais vue. Il y avait aussi le travail, la Force par la Joie, le parti et sa mystique, les magnifiques organisations féminines, les Ordensburg, et l’exubérance avec laquelle tout sortait de terre… Ces choses baignaient dans une poésie charmante de drapeaux et de musique, un bruit puissant de fête, comme si les cœurs se réjouissaient non seulement de la renaissance de l’Allemagne, mais de la venue d’un monde meilleur » (page 19). Sans commentaire. Et, plus tard encore, Chardonne est en Normandie, une division SS qui a passé un an en Russie, y campe. « On les regarde avec étonnement et une sourde admiration, mais sans comprendre », dit-il. Il les voit en « moines guerriers » (page    173) « Ils surprennent par leur jeunesse et leur joie. Ils s’ennuient pourtant et regrettent la Russie où, disent-ils, il y avait toujours quelque chose à faire ». Je veux bien qu’à l’époque on ne savait pas encore quelle « chose ils avaient à faire en Russie », mais je suis certain qu’au même moment (on est en 43), en Allemagne, ces soldats brutaux et sûrs d’eux, aux uniformes noirs sinistres et marqués de signes runiques, faisaient peur, qu’on soit nazi ou pas ! « Leur jeunesse est un reflet de l’âme : ils ont une foi », ajoute-t-il encore. Toujours des termes de mystique, de religion.
Chardonne se rend pourtant compte que ce régime annihile l’individu. Mais cela ne le gêne pas. Sa culture n’est pas la démocratie. « L’Allemand est libre quand il est dispensé de faire de la politique » (page 116). « Le Führer n’est pas un dictateur au sens habituel du mot. Il a pour mission de diriger le peuple en interprétant sa volonté ; c’est un médiateur entre les destinées historiques de la nation et les besoins inconscients du peuple » (page 108). Et pour montrer combien l’opinion publique compte dans ce régime il prend l’exemple de l’euthanasie des handicapés mentaux. La façon dont il raconte l’histoire est d’ailleurs particulièrement choquante. Il rappelle d’abord qu’en Allemagne, « les fous relèvent d’une institution coûteuse, qui emploie un nombreux personnel et dispose de grands domaines » (page 32). Il fallait en finir, d’abord les mêmes privations pour tous, gens sains comme fous, et puis « on songea à les supprimer tout à fait ». Et puis il a cette réflexion énorme : « Pour ma part je ne vois pas la nécessité de conserver les fous, ni de prolonger l’existence des vieillards qui souffrent de maladies incurables et affreuses » (page 32). C’est à cause de phrases comme celle-ci que nous n’arrivons pas à obtenir en France une loi autorisant le suicide assisté et l’euthanasie en fin de vie quand elle a été demandée (le mot euthanasie a été souillé pour toujours par les Nazis). L’assassinat (car je n’appelle pas cela une euthanasie) des handicapés mentaux avait effectivement déjà été engagé quand des protestations de leurs familles se sont fait entendre (« les paysans de Westphalie ne l’entendirent pas ainsi, et ils protestèrent. L’ordonnance dont on avait combattu l’exécution fut suspendue. Est-il un autre pays en guerre où l’autorité eût pris en considération le vœu de quelques paysans et qui même l’eût remarqué, quand la guerre moins tragique permettait encore de tels égards ? » Page 33). Quand on lit de telles phrases, peut-on encore parler d’aveuglement à propos de Chardonne, de folie ? Je ne le crois pas. Que s’est-il réellement passé ? Un phénomène que ceux qui ont étudié le fascisme hitlérien ont très bien expliqué. En particulier l’historien Ian Kershaw qui a repris un terme de Max Weber, le pouvoir charismatique (voir Ian Kershaw : Essai sur le charisme en politique, Gallimard, 1995). Pour se maintenir cette autorité charismatique (celle de Hitler) doit maintenir dynamique et consensus. Consensus par la propagande, les promesses apparemment tenues, etc. Hitler a reculé deux fois parce qu’il ne voulait pas risquer de mettre en danger l’adhésion populaire sur des points qui, pour lui, étaient probablement des points de détail : l’élimination des handicapés mentaux (condamnée publiquement, en chaire par l’Evêque de Munster en Westphalie) et la déportation des juifs des couples mixtes (là ce sont les partenaires dits ariens de ces couples qui ont manifesté dans la rue). Et Hitler a tout fait pour que la solution finale de l’extermination industrielle des juifs soit gardée secrète pour la très grande majorité de la population. Ce qui montre d’ailleurs combien le Pape, Churchill et Roosevelt qui étaient parfaitement informés de cette horreur, ont eu le grand tort de ne pas la rendre publique.
Ce qui nous ramène aux Juifs et à la position de Chardonne à ce sujet. « Longtemps, j’ai ignoré les Juifs », écrit-il. « Ceux que j’ai aperçus dans un âge assez avancé m’ont paru semblables au reste des humains. J’ai ignoré aussi les francs-maçons, les trusts, et bien d’autres ennemis de mon pays, qui finalement nous ont tout enlevé, sans que j’aie pu les discerner » (page 46). « Sur la question juive, le livre de Bernard Lazare qui était juif, me paraît décisif. Aucun doute : quand Israël est roi, un pays est perdu » (page 46). Le livre dont parle Chardonne est probablement L’antisémitisme, son histoire et ses causes, publié chez Léon Chailley en 1894. Certains passages du livre ont été utilisés par l’extrême-droite pour en faire un « juif antisémite », alors que Bernard Lazare était un journaliste et écrivain, anarchiste, dreyfusard de la première heure et grand ennemi des antisémites. A propos de la situation des Juifs en Allemagne Chardonne écrit : « L’Etat allemand est implacable pour ses ennemis et d’abord pour ceux qu’il juge nuisibles à une communauté constructive. Sécurité publique. Au moins on le sait et ces ennemis sont clairement désignés » (page 88). On sait l’importance qu’a eue le mot « nuisible » dans l’extermination des Juifs ! Ailleurs encore il dit son admiration pour l’ « étonnant » Rosenberg et écrit : « l’Allemand s’avise que l’esprit juif et celui de la finance internationale sont incompatibles avec l’esprit constructif, et il ose s’y attaquer… » (page 88). Quant à la situation française il exprime cette double contre-vérité : « En France, l’Allemagne n’est pas intervenue dans notre vie intellectuelle et morale, sauf par des mesures touchant les Juifs… » (page 67). Je dis contre-vérité parce qu’on sait bien que les nombreuses lois anti-juives ont été prises en France par Pétain dès le mois de juillet 40, sans que les Allemands ne lui aient rien demandé à ce moment-là.
J’ai bien sûr cherché à comprendre comment Chardonne était arrivé à épouser à ce point les théories nazies. Quels étaient ses maîtres ? Ses amis ? Son cercle ? Ses lectures ? A Sciences Po, dit-il, son maître vénéré, dit-il, était Albert Sorel qui y enseignait l’histoire. Un homme de droite certainement, conservateur, nationaliste, mais rien de spécial à noter. Son cousin Georges Sorel était plus sulfureux, marxiste, surtout adepte du syndicalisme violent. Il a beaucoup influencé Mussolini, dit-on, qui l’a rencontré en Suisse. Les considérations historiques de Chardonne – il cite pêle-mêle Victor Hugo, Renan, Michelet, revient aux Francs – me paraissent plutôt fumeuses. A plusieurs reprises, à la lecture de son texte, le mot « fatras »  m’est venu à l’esprit. Il a beaucoup d’admiration pour les Allemands d’une manière générale, ce qui explique peut-être en partie son admiration pour les Nazis. On a bien dû comprendre, dit-il, lors de la guerre de 14, que les Allemands étaient supérieurs aux Français. « La prétention de l’Allemagne à commander l’Europe est justifiée » (page 72). Et il cite de nombreux écrivains et philosophes allemands. Jünger bien sûr, Jaspers, Rosenberg, le théoricien du racisme, Moeller van den Bruck, l’inventeur du terme Troisième Reich. C’était le titre de son livre, un livre qu’il conseille aux Français d’adopter comme leur « bréviaire » (page 56).  Moeller van den Bruck a été le théoricien d’un socialisme national allemand qui devait être aussi éloigné de la Russie que de l’Amérique. Il y a encore un autre écrivain allemand qu’il admire, un homme nettement plus dangereux encore, Hans Grimm, auteur de nouvelles racistes (il a longtemps vécu en Afrique du Sud) et d’un énorme pavé de 1300 pages (Chardonne l’a-t-il vraiment lu ?), Volk ohne Lebensraum (Un peuple sans espace de vie) (page 57). Le héros du roman a fait la guerre aux Anglais avec les Boers, il regrette amèrement que l’Allemagne n’ait pas de colonies, que l’Angleterre et la France se soient partagé l’Afrique, ne laissant que des miettes aux Allemands et glorifie le combat des militaires allemands contre les Hereros du Sud-Ouest africain. On sait ce que Hitler a fait de l’idée du « Lebensraum » manquant, une justification pour cet espace qu’il allait chercher dans l’Est européen et qu’il considérait être son dû. Quant aux Hereros ils ont été les victimes d’un effroyable et cruel génocide (65000 Hereros, 85% de la population, et 20000 Namas), la honte de l’élite militaire prussienne. D’ailleurs Hans Grimm est resté encore nazi après la guerre et a clamé ses convictions jusqu’à sa mort en 59. C’est également chez Hans Grimm que Chardonne a trouvé cette formule qu’il cite : « La grandeur de l’Allemagne sera le remède aux maux de l’univers » (page 57). Il faut dire un mot de cette formule qui m’a toujours choqué et qui peut paraître l’expression même d’un insupportable sentiment de supériorité du peuple allemand. L’inventeur de la formule était le poète Emmanuel Greibel, elle date de 1861 et elle s’exprimait ainsi : « An deutschem Wesen mag die Welt genesen ». Mot à mot cela pourrait se traduire par : « Que le monde guérisse en se conformant à la nature allemande » ou par : « c’est par le caractère allemand que le monde pourrait guérir ». Les exégètes disent que Geibel était un avocat fervent de l’unité allemande et qu’il voulait dire par là qu’un système étatique allemand unifié servirait la paix dans toute l’Europe. De toute façon la formule est très ambiguë et permet beaucoup d’interprétations. Les Nazis ont remplacé le mag putatif (pourrait) par le soll (doit) et là il n’y a plus d’ambiguïté : c’est par le caractère allemand que le monde doit guérir !
Mais revenons à Chardonne. Comme je l’ai dit, il est difficile de comprendre quel a été le chemin qu’il a parcouru pour arriver à ces idées. Il faudrait mieux connaître sa biographie. Je me suis beaucoup intéressé au fascisme italien et au national-socialisme allemand, à l’incroyable et irrésistible ascension de Hitler et à l’adhésion d’une grande partie du peuple allemand à ses idées (voir au tome 4 de mon VoyageVienne, Hitler et les Juifs et Les trente honteuses). Mais je ne crois pas que les causes principales qui ont fait le succès du national-socialisme en Allemagne puissent s’appliquer à Chardonne.
Sauf peut-être sur un point : Fritz Stern, un Allemand juif émigré aux Etats-Unis, un homme que j’admire beaucoup pour son humanisme et sa hauteur de vue, a déclaré lors d’une interview en Suisse : « il faut bien dire que l’on n’était pas particulièrement attaché aux droits fondamentaux en Allemagne ». C’est-à-dire que les Allemands étaient, plus que d’autres Européens prêts à sacrifier leurs droits et leur liberté au profit d’un chef, d’un guide. Je crois qu’on peut raisonnablement penser que la famille politique à laquelle appartient Chardonne, a les mêmes idées. Beaucoup d’Allemands détestaient la République de Weimar comme beaucoup de Français vomissaient la IIIème République.
Fritz Stern a consacré un essai aux deux prophètes du mouvement völkisch, Paul de Lagarde et Julius Langbehn, ainsi qu’à celui dont Chardonne conseillait la lecture aux Français, Arthur Möller van den Bruck ! Voir Fritz Stern : The Politics of Cultural Despair, a Study in the rise of German Ideology, 1961. Le mouvement völkisch, que peu de Français connaissent, était un mouvement d’idées issu à la fin du XIXème siècle du romantisme allemand et qui met l’accent sur le sang, le sol, le lien supposé entre l’âme allemande et la nature allemande, un mouvement qui tend à exclure, tend au racisme, et d’abord favorise l’antisémitisme (un mouvement qui a influencé un millier d’enseignants qui ont à leur tour influencé les jeunes de la République de Weimar). Ces trois homes, dit Stern, détestaient l’Allemagne de leur temps. Ce qu’ils décrivaient était une forme particulière de pessimisme culturel. Leur ennemi était le libéralisme démocratique. Et il ajoutait : « J’éprouvais à l’égard de ces trois personnages une véritable et profonde répulsion ».
Je ne sais pas si Chardonne était particulièrement sensible à ces idées de racines, de sol, de France profonde, c’est possible, mais ce que je crois surtout c’est que le Maréchal Pétain, la plupart des officiers supérieurs de l’Armée française, et, bien sûr, tous les gens dont il s’est entouré pour gouverner, avaient une détestation profonde, eux aussi, pour la troisième République, pour le socialisme, pour la démocratie. Et Chardonne était peut-être de ces gens-là. Pétain et les autres mettaient la défaite sur le dos des civils, des lâches, des traîtres à la patrie. Alors que toutes les études qui ont été faites concernant la surprenante défaite française de 40 ont montré qu’elle était surtout due à l’incroyable incompétence de la classe militaire et que tous les simples soldats et les officiers subalternes se sont battus avec courage (voir Marc Bloch : L’étrange défaite (témoignage écrit en 1940), édit. Gallimard, 1990 et Ernest E. May : Strange Victory – Hitler’s Conquest of France, édit. Hill & Wang, New-York, 2000).
Quand j’ai trouvé sur le net un livre allemand sur les hommes de lettres français collaborateurs notoires : Barbara Berzel : Die französische Literatur im Zeichen von Kollaboration und Faschismus, Alphonse de Châteaubriant, Robert Brasillach und Jacques Chardonne, édit. Narr Francke Attempo, Tübingen, 2012, je me suis dit que Chardonne se trouvait là en bien sulfureuse compagnie : Châteaubriant a été condamné à mort par contumace (mais il s’était réfugié à Kitzbühel en Autriche et a finalement été recueilli par un couvent) et Robert Brasillach a été fusillé en 45. Il faut dire que Châteaubriant avait créé le journal collaborationniste (et antisémite) La Gerbe et que Brasillach a été rédacteur en chef de l’horrible torchon antisémite Je suis partout. Chardonne n’a jamais eu de ces bassesses.
Mais j’ai voulu le vérifier. Vérifier aussi s’il avait eu une activité politique quelconque en liaison avec l’extrême-droite avant la guerre et si son nom est mentionné dans la fameuse étude de l’historien américain Soucy sur ce qu’il a appelés les « fascismes français » (Robert Soucy : Fascismes français ? 1933 – 1939 – Mouvements antidémocratiques, édit. Autrement, 2004. L’original anglais a été publié – sans le point d’interrogation – sous le titre : French Fascism. The second wave. 1933 – 1939, chez Yale en 1995). Robert Soucy avait jeté un pavé dans la mare des historiens français dont certains estimaient que la notion de fascisme était étrangère à la tradition de la droite française alors que d’autres pensaient que les idées fascistes avaient bel et bien traversé le paysage politique français (ce qui était quand même difficile à nier), mais qui, tous, étaient arrivés à un consensus : le fascisme était marginal, sans assise populaire et n’a tenté que quelques intellectuels. Faux, disait Soucy : le fascisme français fut un véritable courant politique de masse et de droite. Soucy consacre un chapitre de son livre aux intellectuels et écrivains français des années 30 qu’il considère comme fascistes. C’est surtout Bertrand de Jouvenel, Drieu la Rochelle et Robert Brasillach qu’il étudie en détail, mais il en cite beaucoup d’autres, dont les plus connus sont Lucien Rebatet, Alfred Fabre-Luce, Raymond Fernandez, Maurice Bardèche, Alphonse de Châteaubriant, Emmanuel Beau de Loménie, Philippe Henriot, Charles Maurras, Léon Daudet, Abel Bonnard, Montherlant, etc. On voit que la liste est longue. Chardonne n’y figure pas. Et pour cause : aucun de ses écrits d’avant-guerre n’annonçait les sympathies qu’il allait avoir pour le national-socialisme.
J’ai quand même saisi cette occasion pour relire le livre de Soucy. Parce que j’y ai retrouvé une idée qui est à nouveau d’actualité dans la France d’aujourd’hui. Et je dirais même plus que jamais. C’est l’idée de décadence. « Parmi les idées que ces intellectuels faisaient circuler », écrit Soucy,  « celle qui, peut-être, prédominait était la haine de la décadence. Ils justifiaient des côtés particulièrement répugnants du fascisme… en expliquant que ces mesures s’imposaient pour lutter contre la décadence… ». Et certains d’entre eux, dit-il encore, formulèrent une « vision fasciste de la décadence, et celle de son contraire, la spiritualité ». « Dans le vocabulaire de ces auteurs », dit Soucy, « le spirituel fait référence non seulement à des notions religieuses et transcendantales… mais aussi à un conservatisme autoritaire et à la virilité. Le spirituel inclut la survie des plus doués, etc. » (un vrai darwinisme social). Respect de la hiérarchie sociale. Discipline militaire. Ascétisme physique. Ordre social. Passion nationaliste. Etc., etc. « La décadence est aux antipodes de ces valeurs. Le terme s’applique au marxisme, au libéralisme, au laïcisme et au féminisme. La décadence c’est la solidarité prolétarienne, la lutte des classes… C’est la démocratie politique, sociale, féminisée. C’est le gouvernement confié aux laissés-pour-compte du darwinisme… C’est la paresse et l’indiscipline… le rationalisme débilitant, le scepticisme religieux, le sentimentalisme libéral… ». Ce qui me chagrine c’est qu’en ce moment l’idée de la décadence de la société française est la grande idée non seulement de l’extrême-droite, mais de la droite toute entière !
 
Peut-on comparer la situation de notre société d’aujourd’hui avec celle qui a engendré le nazisme ? Non, les idéologies qui nous ont fait tant de mal, fascisme, national-socialisme et communisme soviétique ont disparu en Europe. Le capitalisme a gagné la partie et notre civilisation occidentale est devenue plus matérialiste que jamais. Mais l’Europe est à nouveau en crise. Crise économique, mais pas seulement. Crise de la démocratie. Et, peut-être crise morale. Et on cherche à nouveau. Une fois de plus. Comme à l’époque. Lors de l’avènement du nazisme. Il y avait la terrible crise économique, conséquence du krach de Wall Street. L’écroulement du système bancaire, celui des marchés, de l’industrie. 50% des ouvriers syndiqués allemands étaient au chômage au début des années 30. Alors, dit Fritz Stern, le national-socialisme apportait l’espoir. Au moment-même – et c’est là qu’on revient aux idées exprimées par Chardonne dans son livre – où des intellectuels considéraient le capitalisme américain et le communisme soviétique comme matérialistes. Le national-socialisme était quelque chose de différent, c’était donc un espoir, c’était un esprit, une communion. La fameuse « spiritualité ». Et la mise en scène de ses mythes allait dans le même sens. Erreur cruelle, erreur fatale.
Il faut plus de spiritualité, dit-on, une fois de plus. On en revient au fameux siècle soi-disant religieux de Malraux. Quand on voit l’incendie islamiste radical qui embrase tout le monde musulman d’est en ouest, on voit bien que ce n’est pas là qu’il faut chercher la solution. Ni dans aucune de nos religions monothéistes d’ailleurs qui ont toutes, à un moment ou un autre, produit la pire des violences. D’ailleurs faut-il condamner toutes les idéologies ? Non, mais Antigone nous l’avait déjà appris : seul doit nous guider le respect de la dignité humaine. Et je me souviens, puisqu’on a tout le temps le mot spiritualité à la bouche, de ce qu’a écrit Kadaré après la boucherie de Charlie Hebdo : nous avons le devoir absolu de défendre nos valeurs spirituelles à nous, disait-il, qui sont « la philosophie, l’art, la littérature, la démocratie et la liberté d’expression, pour laquelle elle (notre Europe) vient d’être frappée ». La culture tout simplement.
       
Chardonne est quand même emprisonné pendant quelques semaines en 44, interdit de publication, mais bénéficie dès 1946 d’un non-lieu (Giono qui n’a jamais été national-socialiste n’a pas eu cette chance). Quand il envoie un livre à de Gaulle celui-ci lui répond très aimablement, Mitterrand l’admire et à Barbezieux une rue porte son nom. Il le mérite, me dit Roland Fauconnier, c’est un bon écrivain. Lisez Le Bonheur de Barbezieux ! C’est ce que je vais faire. Je ferai peut-être même plus. Si j’en ai le courage, je m’attaquerai même à ses Destinées sentimentales (filmées par Assayas), car, si je crois ce qu’on en dit sur le net, on y parle avec compétence de cognac et de porcelaine !