Le Bloc-notes
de Jean-Claude Trutt

Gurindam. Sagesse malaise

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Quand j’ai recherché pour l’Association française du pantoun quels avaient été les découvreurs allemands de cette forme originale de poésie malaise, je suis tombé sur l’ethnologue et anthropologue allemand, Hans Nevermann, qui avait publié en 1956 un ouvrage important sur le pantoun malais, les différents genres, sa structure, mettant à la disposition du public allemand près de 500 pantouns, et terminant son livre par une courte étude du gurindam (voir Hans Nevermann : Stimme des Wasserbüffels – Malaiische Volkslieder, édit. Erich Roth-Verlag, Eisenach/Kassel, 1956).
Qu’est-ce que le gurindam ? Pour le dire simplement, un distique de sagesse. Un proverbe rimé. Deux vers, l’un qui expose une situation, l’autre une conclusion, une recommandation ou une sagesse universelle. Nevermann a traduit une douzaine de gurindams provenant d’une collection composée en 1847 par un certain Raja Ali Hadji, neveu du Raja Ali qui gouvernait à l’époque les îles Riau de Sumatra (une maison princière dont les ancêtres étaient des Bugis).
Si j’en parle ici, c’est que ces gurindams m’ont amusé. Au fond qu’est-ce que c’est un proverbe ? Cela peut être une ancienne sagesse, une sagesse que les vieux veulent transmettre aux jeunes… et, bien évidemment, les jeunes n’en ont rien à cirer ! Ou encore mieux, une recommandation, un avertissement, une morale, et là les jeunes s’en moquent encore plus. Certaines de ces expressions de sagesse sont universelles. C’est celles qui parlent du comportement humain. Or l’humanité est une. On peut donc en trouver beaucoup qui rejoignent nos propres proverbes (qui se contredisent d’ailleurs quelquefois). D’autres sont spécifiques au groupe humain concerné. Et c’est là tout leur intérêt…
Voyons d’abord les gurindams de Nevermann, ou plutôt ceux de Raja Ali Hadji. Pour les deux premiers Nevermann a fourni le texte malais (pour qu’on se rende compte de leurs sonorités et de la façon de rimer, dit-il, qui est semblable à celle des pantouns).

Apabila banjak berkata-kata,
disitulah djalan masok dusta.

Wenn viel gesprochen wird,
mündet der Weg in Lügen ein.

Quand on parle beaucoup,
le chemin débouche sur le mensonge
-
Apabila banjak berlebihlebihan suka,
itulah tanda hampirkan duka.

Wenn die Lust sehr zunimmt,
ist es ein Zeichen, dass man sich dem Schmerz naht.

Quand le désir monte beaucoup,
c’est un signe que la souffrance n’est pas loin.
-
Wenn ein Kind nicht erzogen ist,
dünkt es sich grosser als sein Vatet.

Quand un enfant est mal éduqué,
il se croit plus grand que son père.
-
Wenn man eine Anklage vernimmt,
dann berate man darüber mit Misstrauen.

Quand on entend proférer une accusation,
il vaut mieux l’examiner en s’en défiant.
-
Wenn man Neid sät,
erwachsen daraus viele Pfeile.

Quand on sème l’envie
on récolte beaucoup de flèches.

Je dispose aussi dans ma bibliothèque d’un ouvrage intitulé Malay Proverbs qui est une compilation faite par un certain E. S. Hose d’un ensemble de proverbes et d’expressions proverbiales, prenant les formes les plus diverses, extraits de plusieurs articles parus dans le Journal of the Straits Branch de la Royal Asiatic Society de Singapour ainsi que de deux ouvrages du début du XXème siècle d’Abdullah bin Abdul Kadir : Hikayat Abdullah et Pelayaran Abdullah (voir : E. S. Hose : Malay Proverbs – A compilation of proverbs and proberbial expressions, with some pantuns and riddles, taken from earlier Publications, édit. par W. T. Cherry, Government Printer, Singapour, 1933). Comme je l’ai dit, on y trouve de tout, simples expressions, distiques, mais pas forcément rimés, quatrains, etc.
Voici quelques-uns des distiques, gurindams ou non, qui m’ont amusé :

L’éléphant a quatre pattes et pourtant il arrive qu’il butte
qu’attendre d’un mortel qui n’en a que deux !

(l’érudit anglais W. E. Maxwell qui le cite pense néanmoins que l’origine est plutôt siamoise)

L’eau a beau être calme,
Ne crois pas qu’il n’y a pas de crocodiles

(W. E. Maxwell en profite pour placer un proverbe latin : Ne credas undam placidam non esse profundam !)

Comment un pou pourrait-il vivre
s’il ne fourrage pas sur nos têtes ?

(cela me rappelle le proverbe libanais : il faut que tout le monde mange ! Mais R. J. Wilkinson qui le cite dans son Dictionnaire malais-anglais de 1901 pense qu’il pourrait aussi signifier : comment les parasites du Prince pourraient-ils vivre si ce n’est pas en pillant les autres au service de leur Maître !)
La parole qui blesse revient souvent. Peut-être parce que le Malais reste par nature poli et réservé.

Aussi pointu que peut être un couteau ou un hachoir,
plus pointue encore est la langue humaine.
-
Un bateau lancé sur l’eau peut retourner (au chantier naval).
Un mot, quand il est lâché, ne peut plus être rappelé.
-
Pour changer de vêtements il faut se donner la peine de se rendre dans un coin,
changer de parole est la chose la plus simple du monde.

L’amour n’est jamais loin, bien sûr :

Un amour non partagé, n’est-ce pas un malheur ?
C’est comme si on voulait applaudir avec une seule main.
-
Gagner un repas remplit l’estomac.
Gagner un cœur fidèle est un trésor pour la vie.
-
Un bateau qui a échoué peut être tiré hors de l’eau,
mais le naufrage d’un cœur est final.
-
Quand un village brûle, sa fumée se voit,
mais un cœur peut être en flammes et personne n’en sait rien.

Mais comme on est un pays musulman, la femme pose toujours un problème :

On peut garder tout un troupeau de buffles dans un enclos,
mais une seule femme est plus qu’un homme peut garder sous contrôle

Et puis d’autres proverbes ressemblent aux nôtres :

Aussi haut que vole l’oiseau blanc des rizières,
Il finira bien par atterrir sur le dos du buffle.

(plusieurs interprétations sont possibles : si un homme a de bas instincts, pense Wilkinson dans son Dictionnaire, il finira par y retourner. Pas du tout, dit W. E. Maxwell : aussi longtemps que nous vivons en ce monde, on finira bien par mourir. Moi cela me fait plutôt penser au proverbe de chez nous : plus haut que monte le singe dans l’arbre, plus on lui voit son derrière)

Ils sont capables de compter les étoiles au ciel,
mais ne peuvent voir la tache qu’ils ont dans la figure

(c’est l’ancienne parabole de la paille et de la poutre)

Vous pouvez laver le corbeau avec de l’eau de rose,
mais ses plumes ne deviendront pas blanches.
-
Si tu n’as pas d’argent dans ta poche,
ton ami le plus proche prendra de la distance.

(et là, je crois qu’on a peut-être un vrai gurindam car c’est un distique rimé :

Kalau tiada rial di-pinggang,
Sudara yang rapat menjadi renggang.)

-
Là où il y a une volonté il y a mille chemins.
Là où il n’y a pas de volonté il y a mille excuses.

(encore un gurindam, il me semble :

Orang mahu sa-ribu daya,
Orang ta’mahu sa-ribu payah.)

Et puis il y a les proverbes qui vous enseignent à vous méfier :

Croire son enfant c’est être aveugle d’un œil,
croire un étranger c’est être aveugle des deux.
-
Quand tu entres regarde devant toi,
quand tu sors regarde derrière toi.

Et, pour finir, celui-ci (on dirait une histoire de financiers d’aujourd’hui) :

Des vols habiles passent pour être des gains.
Des gains malhabiles passent pour être des vols.

Georges Voisset, dans son livre de poésie traditionnelle malaise publié sous les auspices de l’Unesco avec le beau titre Sonorités pour adoucir le souci, cite aussi quelques proverbes qu’il a appelés distiques sentencieux (voir Georges Voisset : Sonorités pour adoucir le souci – Poésie traditionnelle de l’archipel malais, édit. Gallimard-Connaissance de l’Orient, 1996). On y trouve un distique sur le désir qui rappelle le premier de Nevermann :

Tel qui poursuit le désir de ses yeux,
Au bout du compte il en devient aveugle.

Et deux distiques qui rappellent celui de l’ami qui s’éloigne quand il n’y a plus d’argent en poche :

Quand il y a de l’argent en poche
 tout un chacun s’amourache de vous
-
Lorsque l’or manque à la ceinture,
même parents de vous n’ont cure.

Ces distiques joliment traduits sont extraits d’un almanach populaire, dit Georges Voisset (S. T. Alisjahana, Puisi lama).