Le Bloc-notes
de Jean-Claude Trutt

Nostalgie cubaine (Retour à Ithaque)

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Retour à Ithaque est le titre du film que nous avons vu lors de notre court passage à Paris le mois dernier, un film qui nous a beaucoup touchés. C’est plutôt retour à La Havane qu’il aurait fallu dire : quatre amis fêtent le retour d’un cinquième qui rentre au pays après seize années d’exil en Espagne. Parce que c’est « mi païs », dit-il quand ses amis lui demandent pourquoi cette folie, parce que c’est chez moi et que je n’ai toujours pas compris les Espagnols. Quatre hommes et une femme. Quatre Blancs et un Noir. Quatre amis restés à Cuba et un parti en exil, soudainement, et sans explications, et qui revient. Le film pourrait s’intituler : conversations sur une terrasse. Car c’est sur la terrasse d’un immeuble de La Havane que se passe pratiquement tout le film et que tout n’est que dialogue, reproches, explications. Et, pourtant, on ne s’ennuie pas une seule minute. Ce n’est qu’en sortant qu’on se dit que c’est comme au théâtre, comme dans notre théâtre classique : unité de lieu, unité de temps, unité d’action. Sauf qu’il n’y a pas d’action. Quel est ce miracle ? Il est d’abord dû au metteur en scène et ensuite au scénariste-dialoguiste.
Le metteur en scène est Laurent Cantet, celui qui avait réalisé Entre les murs, déjà un film à huis-clos et qui posait des questions graves. Franck Nouchi qui a consacré un excellent article au film dans Le Monde, l’explique très bien : « retrouvant la fluidité qui avait contribué au succès d’Entre les murs, la mise en scène de Laurent Canet parvient à déjouer les pièges du lieu de tournage unique (la terrasse), usant formidablement du hors-champ (la rumeur de la ville est un protagoniste à part entière du film) et, plus classiquement du champ contrechamp ». Et c’est vrai : on aperçoit la vie des terrasses voisines, on y tue un cochon, on voit en contre-bas une rue et une femme à sa fenêtre engueulant un homme qui rentre tard et saoul, on entend la rumeur d’un match de football, plus loin encore c’est la grande avenue du bord de mer, le fameux Malecon, et puis la mer, cette mer que tant de Cubains ont traversée, pendant les années terribles, pour aller rejoindre, en barque, en radeau, sur n’importe quel bac flottant, la Floride voisine. Et puis il y a la mobilité des personnages, ils dansent au début, ils s’engueulent, ils pleurent, ils vont bouder, se recueillir à la rambarde, l’un d’eux, fâché, descend même les escaliers, pour revenir plus tard, et à la fin tout le monde se réconcilie autour d’un plat de haricots préparé par la mère de leur ami noir dans l’appartement du dessous.
Quant aux merveilleux dialogues ils sont de l’écrivain cubain Leonardo Padura. Celui-ci est connu pour ses romans policiers qui se passent à Cuba et ont pour héros le lieutenant de police Mario Conde. Et il paraît que Cantet s’est adressé à lui après avoir lu son roman Le Palmier et l’Etoile (voir Leonardo Padura : Le Palmier et l’Etoile, édit. Métailié, 2009). Or la trame du livre (je l’ai acheté) n’a pratiquement rien à voir avec le scénario du film. Mais il me paraît évident que c’est parce qu’il a l’habitude de bâtir des histoires policières avec leur suspense,  leurs énigmes à résoudre, que Padura arrive aussi bien à tenir le spectateur en haleine avec ses dialogues. Car chacun des cinq amis a eu des parts d’ombre dans sa vie, malheurs, trahisons, compromissions aussi que les autres ignorent et qui vont être révélées lors de cette réunion mémorable à l’occasion du retour de l’ami perdu.

Tania, la femme, tout en étant ophtalmo, tire le diable par la queue, se fait payer en nature, ce qui est illégal, mais son vrai secret c’est qu’elle fait croire que ses trois fils exilés la soutiennent financièrement alors qu’il n’en est rien, qu’ils ne lui envoient même pas l’argent nécessaire pour les rejoindre et qu’elle regrette amèrement d’avoir signé l’autorisation d’émigrer, une autorisation qui lui avait été extorquée par son mari dont elle était déjà séparée à l’époque. Elle était l’amie intime de l’épouse d’Amedeo, l’exilé, et lui en veut à mort d’abord parce qu’il a abandonné sa femme en partant et qu’ensuite il n’est pas revenu alors que celle-ci se mourait d’un cancer.

Mais Amedeo a lui aussi son secret – on le saura à la fin – il devait partir, il n’avait pas le choix (mais je ne vais pas tout dévoiler, peut-être ai-je des lecteurs qui n’ont pas encore vu le film et veulent maintenant le voir – et je les y exhorte chaudement), il a vécu des moments extrêmement difficiles à son arrivée en Espagne (les autres se moquent de lui : comment aurait-il pu vivre aussi mal en Espagne qu’eux à Cuba au moment où la Russie s’est effondrée et que Cuba était soudain abandonné de tous), il était sans papiers, et n’a survécu que grâce au soutien d’un Marocain, travailleur immigré, et lorsqu’il a appris la maladie de sa femme il a mis toute son énergie à gagner suffisamment d’argent pour acheter des médicaments et les lui envoyer.

Rafa était un peintre de talent, réclamé par des galeries étrangères, mais, trop râleur, imprudent de parole, il était systématiquement étouffé par les autorités : pas d’exposition, pas d’aide, pas de relation avec l’étranger. Alors progressivement il abandonne, il ne peint plus, il n’est plus capable de peindre, toute créativité perdue.

Aldo, ingénieur, noir, a perdu son travail, usine fermée, maintenant il bricole, fabrique des batteries en se brûlant les mains. Sa femme qu’il aime toujours, l’a quitté, lui, le bon à rien à ses yeux, et s’est mariée avec un apparatchik. Et son fils n’a qu’une idée : émigrer. Plus tard, lors du dîner, on le voit apparaître, son fils, avec une fille, véritable caricature de sous-culture américaine. Un fils qui n’a qu’une idée fixe : partir, gagner de l’argent. Or Aldo y a cru, à la Révolution, probablement plus que les autres (peut-être parce qu’il est noir ? Question de dignité retrouvée ?), a fait la guerre en Angola, et croit encore aujourd‘hui que c’était une guerre juste. Son propre père en faisait partie, des Anciens de la Révolution. Et, pourtant, au moment de mourir, il demande encore à Aldo : « me suis-je trompé ? », « ou ai-je été trompé ? ». Non, papa, lui dit Aldo, tu ne t’es pas trompé ! Mais je sais bien qu’ils nous ont trompés, dit-il à ses amis. En Angola déjà j’ai vu les chefs trafiquer avec les diamants, se faire du fric et une belle maison au retour. Et pourtant je voudrais y croire encore. Et je pense toujours que nous avions raison. Mais quand on voit Aldo confronté à son fils, on se dit qu’en mettant les idéologies à la poubelle, on y a jeté en même temps les idéaux. Et ceci n’est pas seulement vrai à Cuba.

Le dernier des cinq est Eddy. Lui voyage, apporte du whisky, de la musique américaine, un T-shirt américain pour le fils d’Aldo. C’est que lui est entré dans le système, il fait partie des « dirigentes ». Les autres le lui reprochent, lui disent ce qu’ils pensent de lui. Alors, blessé, il s’en va. Et puis il revient : regardez-vous tous, leur dit-il, ils vous ont à tous volé vos vies. Moi, au moins, ils ne m’ont pas volé cela. Ils ne m’ont pas volé ma vie !
C’est là toute la richesse de ce film : ce sont deux thèmes qui s’entrecroisent, aussi graves l’un que l’autre. D’un côté on montre ce que le système a fait des hommes, ce qu’il cherche à en faire, comment il les écrase ou alors les change, les avilit, les pervertit. Il fut un temps où, à gauche, on se refusait à mettre les deux totalitarismes sur le même plan. Le soviétique se veut socialiste et a donc un but moral à la base, disait-on, alors que le fasciste est vicié, immoral, parce que basé sur le racisme et glorifiant la force. Mais en adoptant le principe de la dictature du prolétariat les bases du stalinisme étaient déjà jetées (Rosa Luxemburg, dans sa prison, l’a immédiatement compris). A partir de là plus de différence. Dans les deux systèmes l’homme était broyé. Les seules différences étaient liées au caractère national de chacun des deux pays où ils étaient nés (c’est en tout cas mon analyse à moi). Le fascisme allemand, le nazisme réalise l’emprise totalitaire grâce à l’organisation, c’est sa force ; le quadrillage est parfait, je l’ai amplement décrit aussi bien dans ma description du développement du système dans ma note intitulée Les trois honteuses (Voyage autour de ma Bibliothèque, Tome 4) que dans celle de l’Alsace annexée et nazifiée (Voyage autour de ma Bibliothèque, Tome 3) : toutes les associations, même celle des lapins géants sous contrôle, des organisations nazies à tous les échelons (jeunesse, chauffeurs, fonctionnaires, quadrillage par cellules, blocs, etc.). Le système totalitaire soviétique semble marqué par un système plus subtil de surveillance intime et de délation. Peut-être slave ou déjà un peu oriental. On en a eu des exemples nombreux, littéraires et cinématographiques, ces derniers temps, toujours basés sur des témoignages ou des expériences personnelles. Je pense à ce que raconte celle qui a eu le prix Nobel il y a quelques années, la Roumaine germanophone Herta Müller (der Fuchs war damals schon der Jäger), sur cette surveillance constante et intime (le mégot laissé exprès dans la cuvette du WC pour marquer le passage et pour intimider). Je pense à ce film sur l’Allemagne de l’Est, La Vie des autres, basé sur une expérience vraie, où l’agent de surveillance s’installe au-dessus de l’appartement de ce couple d’intellectuels, lui écrivain, elle actrice connue,  et enregistre et écoute tout, jusqu’aux échos de leurs ébats sexuels (voir La Vie des Autres de Florian Henckel von Donnersmarck, 2007), ou à ce très beau film, Barbara, où une doctoresse de Berlin est envoyée, après être libérée de prison, dans une petite ville au bord de la Baltique, où les sbires de la Police secrète viennent de temps en temps depuis Berlin, pour fouiller ses affaires, la fouiller elle-même (jusqu’à cette scène sadique de la fouille anale) et où elle sait parfaitement que son supérieur médical, fort sympathique au demeurant, n’a pas d’autre choix que de remettre périodiquement des rapports sur elle à la police (voir Barbara de Christian Petzold, 2012, avec la superbe Nina Hoss). Tout récemment encore j’ai lu le grand roman de Ludmila Oulitskaïa, le Chapiteau vert (Gallimard, 2014), qui décrit le sort de quelques amis d’enfance, entraînés dans le grand mouvement des samizdats, et dont l’un est condamné aux camps et se suicide après son retour et un autre est, en quelque sorte, acheté : il échappe au camp, peut même émigrer mais doit espionner pour le compte de la Police secrète. Et puis il y a ce monument, der Turm (la Tour), dont on a d’ailleurs tiré un film, et qui montre parfaitement – je vais peut-être utiliser un grand mot – la dégradation morale infligée aux individus. Je pense en particulier au héros principal de l’histoire, un chirurgien, plutôt favorisé à cause de son métier, par rapport à beaucoup de pauvres diables mais qui n’arrête pas de répéter à son fils qu’il aimerait bien voir embrasser la carrière médicale, lui aussi, qu’il doit mentir, rester conforme, paraître, jouer le jeu, penser à tout moment à sa carrière future. L’hypocrisie enseignée par un père à son fils. Et puis, comme il a une maîtresse, ce que sa femme ignore, on va le convoquer, le jour où l’on a besoin de lui pour témoigner contre un confrère, pour dénoncer, en se servant de l’existence de la maîtresse comme un chantage. Et il va s’exécuter (voir Uwe Tellkamp : Der Turm, Suhrkamp, 2008).
Et c’est exactement ce qui était arrivé à Amadeo (je finis par vendre la mèche, tant pis) : un petit avantage pris illégalement, et qui permet aux autorités à avoir prise sur vous (informer, donner les autres ou c’est la prison). Au début cela ne semble pas tirer à conséquence et puis cela devient grave. Et pendant tout ce temps il y a la peur (j’avais tout le temps la peur au ventre, leur dit-il, une peur panique), jusqu’à ce que la fuite, quand l’opportunité se présente (il était écrivain et journaliste), devienne la seule solution (et sa femme était au courant, dit-il, et elle l’y a poussé). Tous les cinq n’ont pas souffert de l’emprise totalitaire de la même manière. Le drame pour Aldo et Tania c’est plutôt leur histoire personnelle, leur solitude, dues plus à la grande catastrophe économique du pays et ses conséquences sur leur vie familiale. C’est surtout Rafa qui est brisé par le système, sa créativité étouffée par une force mystérieuse, secrète et d’autant plus éprouvante pour l’esprit. Quant à Eddy il clame : au moins ils ne m’auront pas volé ma vie ! Oui, mais est-il si sûr qu’ils ne lui ont pas volé son âme ?
L’autre grand thème du film, et qui lui donne toute sa profondeur, c’est la nostalgie. Nostalgie de leur jeunesse, de leur ancienne amitié, et nostalgie de leurs illusions. Si j’ai intitulé cette note Nostalgie cubaine c’est que j’ai pensé à une autre nostalgie, à un autre groupe d’amis qui se retrouvent, vieillis, après une autre débâcle, celle du Liban, l’histoire racontée par Amin Maalouf dans son roman Les Désorientés, et que j’ai longuement évoquée dans mon Bloc-notes 2013, sous le titre Amin Maalouf et la nostalgie levantine. Là aussi il y a une femme et trois hommes qui se retrouvent à l’occasion de l’enterrement d’un quatrième. Un autre est mort dès le début des « évènements » et un dernier s’est réfugié dans un monastère. Eux aussi étaient amis alors, ont cru dans leurs idées, un peu marxistes, un peu che-guevaristes, et surtout rebelles au système clanique libanais. Et puis ils ont tout perdu, certains leur patrie, tous le paradis qu’était alors le Liban, le Liban d’avant. Etymologiquement parlant la nostalgie est une douleur, mais il peut s’y mêler aussi une certaine jouissance (comme pour la mélancolie, ce que j’ai essayé d’analyser dans ma note sur la Mélancolie dans mon Bloc-Notes 2008). Car, ai-je dit, la nostalgie c’est aussi le regret de tout ce que l’on a aimé et qu’on a perdu ou dont on est séparé. Mais dont on se souvient. Et le plaisir est dans ce souvenir, ce travail de la mémoire et le déploiement de notre imagination. La nostalgie est donc aussi une jouissance. Elle est peut-être, surtout, une jouissance.
Oui, mais quand la mémoire ne vous ramène plus que des illusions perdues ? Comme c’est le cas de nos amis cubains ? Comme ces anciens communistes français que l’on interviewés à l’occasion d’une émission télé sur l’histoire – et la chute – du Parti en France. On y a crus, on avait l’espoir, on vivait la solidarité et puis on nous a trompés, sali notre idéal, disaient-ils. Or, au départ, la Révolution cubaine devait être exaltante elle aussi. Un dictateur vicieux, une police sadique et pourrie, l’hydre de la corruption partout, la Maffia américaine dans les casinos et les grands hôtels. Et cette révolution faite par des intellectuels (Fidel était médecin) idéalistes (l’image romantique du Che a enflammé la jeunesse dans tout l’Occident) avait de quoi enthousiasmer. Et Aldo a peut-être raison de croire qu’ils ne s’étaient pas trompés. Mais ensuite tout est allé de travers. Kennedy s’est fait piéger par la Maffia avec son débarquement manqué de la Baie des Cochons. Fidel a démarré ses amours coupables avec Kroutchev. La connerie des fusées. La griserie du pouvoir. Le régime policier, le système totalitaire. Et puis, et puis… Et puis voilà, on peut dire qu’ils ont été trompés. Mais on a eu aussi tort de se laisser faire, dit l’un d’eux. Oubliant le nombre impressionnant d’opposants qui ont croupi en prison, sont morts ou ont dû fuir comme Amedeo. Non, décidément il n’y a pas eu d’échappatoire. Et leur nostalgie à eux ne peut être que douloureuse. Et c’est la grande qualité de ce film de nous faire réfléchir et de nous faire vivre de l’intérieur l’un des très nombreux drames qui ont eu leurs racines dans le siècle dernier.
Dix jours exactement après avoir vu le film nous avons appris que Obama et Raoul Castro ont conclu un deal. On se reconnaît mutuellement, on échange les Ambassadeurs et on arrête les sanctions (si le Sénat veut bien). On parle déjà d’un million de touristes américains, du retour des investissements américains (la Maffia aussi ?) et de celui de la « culture » américaine. Cela satisfera-t-il nos amis des Conversations sur une terrasse de La Havane ? On aimerait bien écouter la suite…

 

Post-scriptum : le 27 décembre dernier a paru dans Le Monde un article intitulé : le Castrisme, folie française, où l’on s’étonne de la fascination que la révolution cubaine avait exercée sur les intellectuels français (avec une photo montrant Sartre et Simone de Beauvoir interviewant Che Guevara en 1960). Agnès Varda, Resnais, Chris Marker, Gérard Philippe, Armand Gatti, Maspero qui accueille tous les fans dans sa librairie La Joie de lire, et pour finir Régis Debray. On adule les trentenaires qui ont renversé un dictateur et on croit à « une révolution débarrassée des pesanteurs staliniennes », écrit l’auteur de l’article, Paulo A. Paranagua. Et on ne voit pas que la machine à tuer s’est déjà mise en marche dès le début des années 60, dit-il encore. Ce n’est qu’à partir de 1968, lorsque Castro approuve l’invasion de la Tchécoslovaquie que le reflux commence. Puis vient l’autocritique publique imposée au poète cubain Heberto Padilla, l’alignement de plus en plus fort sur l’Union Soviétique, l’intervention angolaise, etc. Jusqu’à la condamnation à mort du général Arnaldo Ochoa, le refus de la perestroïka de Gorbatchev et l’emprisonnement de 75 opposants pacifiques en 2003. « Au début des années 1960, Cuba c’était l’espoir », écrivait François Maspero dès 1992, nous dit Paranagua, « Ce n’était pas un mythe. A moins que l’espoir lui-même ne soit un mythe ». J’aime beaucoup cette dernière phrase.