Le Bloc-notes
de Jean-Claude Trutt

Economie, politique et Mal français

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(Conneries françaises)

« Quand on voit ce qu’on voit et qu’on entend ce qu’on entend on a bien raison de penser ce qu’on pense », a dit Pierre Dac. C’est l’écrivain, journaliste et polémiste Claude Frisoni qui rappelle cette sage parole. Le problème c’est que j’y pense trop. Même la nuit. Surtout la nuit. Alors que dans six mois j’aurai 80 ans. Alors qu’est-ce que j’en ai à foutre ? Cela ne fait rien. Il y a des moments où cela me fait éclater la poitrine. Alors il faut que je me libère par la parole. Que j’essaye au moins.
Cela commence par Hollande.

 

Le cas Hollande
D’abord les Français : il y a deux ans ils l’élisent à 52%. Et voilà qu’aux élections européennes ils lui donnent – même pas à lui, à son parti – moins de 14% ! Ils sont fous ? Qu’est-ce qu’il a fait ? Piqué dans la caisse ? Non, il est mou. Vieux reproche. J’avais déjà interpellé Plantu pendant la campagne présidentielle parce qu’il le représentait presque tous les jours assis entre un choux et une chèvre ! C’est peut-être vrai. Toujours à la recherche du compromis. Mais, d’un autre côté il n’est pas forcément mauvais de réfléchir avant d’agir. Sarko c’était l’inverse. Le matin il entendait à la radio que l’alcoolisme tue au volant. L’après-midi il demandait à Fillon de faire un décret pour que chaque Français soit obligé de placer un alcoolotesteur dans sa voiture (lui cela le gênait pas : il avait un chauffeur et il ne buvait pas d’alcool, son état nerveux ne le lui permettait pas). C’est bien pour cela qu’on s’est débarrassés de lui, non ? Quant à Hollande il lui est quand même arrivé à décider vite, pour le Mali par exemple. Alors l’économie, le chômage ? C’était évidemment une connerie de parier sur un recul rapide du chômage. Impossible sans une reprise d’au moins 3%. C’était aussi une connerie de commencer à discuter pendant des mois à l’Assemblée du mariage homosexuel. Les chômeurs se sont dits : il préfère s’occuper des pédés plutôt que de nous (que les homosexuels m’excusent pour ce terme vulgaire mais ils savent bien que c’est ainsi que parle le peuple). Mais ceux qui ont voulu aller bien plus loin encore dans ce domaine sont les mêmes gauchistes de la gauche qui l’attaquent aujourd’hui sur sa politique économique. Et si la bataille parlementaire a duré aussi longtemps c’est qu’on est en guerre civile en France depuis longtemps et que la droite, en soutenant les fanatiques cathos intégristes, a pensé que tous les moyens étaient bons pour honnir le pouvoir. Là je vais faire une parenthèse : Ici, au Luxembourg, les gens sont catholiques à 98%, l’Archevêque a un groupe de radio et de presse qui emploie 800 personnes et qui édite le principal quotidien du pays et le parti majoritaire se dit chrétien-social. Il n’empêche qu’on dispose déjà depuis deux ans du suicide assisté et que le mariage homosexuel est en train de passer à la Chambre (et que le Conseil d’Etat vient de statuer que l’on ne pouvait refuser aux futurs couples homo l’adoption). Alors que la France est un pays laïc, qu’on a la séparation de l’Eglise et de l’Etat depuis plus d’un siècle, qu’à peine 6% des catholiques vont encore à la messe et on n’a toujours pas droit au suicide assisté et que le « mariage pour tous » a créé un parti, la Manif pour tous. Fermons la parenthèse.
Oui, mais alors l’économie ? Le chômage ? N’est-ce pas l’échec de Hollande ? (vous remarquerez que l’on personnalise toujours, dans la bonne tradition 5ème République, sur Hollande. Il a pourtant un Premier Ministre et toute une ribambelle de ministres censés gouverner). Eh bien parlons-en. Et d’abord de l’économie. C’est un paysage sur lequel plane un énorme nuage noir appelé la dette.

 

La dette
Tout le monde le sait ou devrait le savoir : le coût annuel de la dette représente aujourd’hui l’équivalent du budget de l’Education nationale. D’où vient-elle ? De l’insouciance de tous les gouvernements qui ont précédé celui-ci (dont deux quinquennats de droite), et de la crise. Une crise déclenchée par un gangstérisme financier américain (les sub-primes) et répercutée par le système bancaire européen. J’y reviendrai. Mais d’abord : cette dette était déjà colossale quand Hollande est devenu Président. Il a déclaré il n’y a pas longtemps qu’il ne s’était pas rendu compte de la gravité de la situation quand il est arrivé au pouvoir. C’est monstrueux si c’est vrai (vous voyez que je n’ai absolument pas l’intention de l’absoudre de toutes ses fautes) : il a fait HEC, l’ENA (c’est vrai que là ils n’apprennent pas grand-chose), était chef de son Parti quand la gauche était au pouvoir et a eu amplement tout le temps de se préparer à la tâche pendant sa campagne présidentielle (n’y a-t-il pas des think-tanks de gauche ?). Et c’est aussi monstrueux de connerie si c’est faux et qu’il le dit pour s’excuser.
Quand on a une dette aussi colossale et que les créanciers sont les « marchés », c. à d. la Finance, que peut-on faire ? Se déclarer en impossibilité de payer ? Impensable, on n’est pas l’Argentine. Donc il faut vivre avec, essayer, non pas de la réduire, mais au moins de ne pas trop l’alourdir encore (les fameux 3% européens) et éviter de faire peur aux marchés (la Finance) pour ne pas faire augmenter l’intérêt et peser encore plus sur le budget national.
Parenthèse : ce qui montre toute l’absurdité d’une sortie de l’Euro prônée par le FN et quelques souverainistes de mes fesses (et ce salaud de Mélenchon) : la dette restant toujours en Euros, elle deviendrait encore plus colossale en Francs qui seraient aussitôt dévalués. Et ce qui montre toute l’irresponsabilité de la gauche de la gauche qui croit qu’on peut faire comme si elle n’existait pas, rester aussi social qu’avant, ne toucher à aucun avantage existant, etc. Fermez (provisoirement) cette parenthèse. On comprend bien le pauvre chômeur ou le smicard (ou sous-smicard) qui dira : oui, mais moi je ne suis pas responsable de la dette. Il a raison. Mais la dette est bien là, les créanciers aussi et le taux d’intérêt aussi. Nous sommes faits comme des rats, dirait Sartre. (Non il ne le dirait pas : il soutiendrait Mélenchon, ce connard).
Comment éviter de continuer à grossir la dette ? Ou plutôt comment diminuer le déficit budgétaire ? Pas besoin d’être un grand économiste pour savoir qu’il n’y a que deux leviers : augmenter les impôts et diminuer les dépenses. La droite lui reproche d’avoir trop augmenté les impôts et de ne pas avoir diminué les dépenses. La gauche, que lui reproche-t-elle au fond la gauche ? La gauche de la gauche ? De ne pas avoir entamé une politique plus sociale ? Que peut-on faire de plus, surtout en ces temps de famine ? On a malgré tout un système bien solidaire (allocations, RSA, durée et montant d’indemnités de chômage, santé pour tous, etc.). Les impôts ont été augmentés, c’est vrai, mais cela touche essentiellement les revenus financiers : addition d’une nouvelle contribution sociale de 3.5% pour les dividendes et de 5.5% pour les intérêts entre autres. Et on a toujours une fiscalité importante sur la fortune et les successions. Mais cela ne touche que ceux qui ont de la fortune (et les gens de droite peuvent bien protester mais aucun économiste sérieux a pu croire qu’on pouvait sortir de cette merde sans augmenter les impôts). Et Hollande a refusé d’augmenter la TVA de manière significative comme voulait le faire Sarkozy pendant la campagne électorale (la fameuse TVA dite sociale) parce qu’il sait bien qu’elle touche avant tout ceux qui sont obligés, pour vivre, de dépenser la totalité de ce qu’ils gagnent (pour eux c’est du 100%, pour les autres le pourcentage est équivalent à leur ratio dépenses sur revenus). Conclusion : une partie de la droite a raison de râler mais pas la gauche. Quant à la diminution des dépenses réclamée par la droite elle a probablement été insuffisante mais diminuer les dépenses sociales c’est encore aggraver la situation des plus défavorisés. Le vrai problème de notre économie c’est bien sûr le chômage et la désindustrialisation. Que pouvait faire le Gouvernement dans ce domaine au cours des deux années passées ? Et qu’il n’a pas fait ? Il ne faut pas rêver : pour diminuer de manière significative notre taux de chômage il faut au minimum une croissance de 3%, je l’ai déjà dit. Ce n’est pas demain qu’on l’aura. Et la croissance cela ne se décrète pas. Et le chômage est un problème ancien en France. On pourrait peut-être en parler.

 

Le chômage
Je me souviens qu’un ami qui n’était pas particulièrement de gauche m’a dit qu’il avait voté, en 74 déjà, pour Mitterrand parce qu’il pensait que le chômage avait atteint un niveau inacceptable. Et je me souviens que si Mitterrand a été élu en 81 c’est en grande partie à cause du chômage. Et que la folle politique de relance du premier gouvernement de Mitterrand qui s’est terminée si mal, l’a été à cause du chômage. Qui se souvient encore de tout cela ? Plus tard il y a eu des hauts et des bas, mais surtout on s’est habitué à l’idée du chômage. Cela ne gênait pas particulièrement le MEDEF, le chômage permettant de limiter les hausses de salaire, jusqu’au jour où on s’est aperçu qu’un chômage trop élevé produisait un sentiment de crainte générale qui finissait par influencer la consommation donc l’économie. Il aurait alors été normal que tous se penchent sur le problème, gouvernement, patronat, syndicats. Ce qui s’est passé ailleurs, en Allemagne (lois Schroeder), en Scandinavie, en Hollande. Dans ce dernier pays on a enfermé dans un château représentants du patronat, des syndicats et du gouvernement jusqu’à ce qu’ils en sortent avec des propositions de solutions. Mais consensus n’est pas un mot français (d’ailleurs il est latin). Inconnu au bataillon. Le bas peuple est resté révolutionnaire et le haut peuple méprise le bas peuple.
Ce qui fait qu’on n’a jamais analysé le phénomène en profondeur. Quelles en sont les causes ?
Il y d’abord un élément structurel.
Chômage : éléments structurels.
Le constant progrès de la productivité. J’ai encore entendu tout récemment quelqu’un déclarer que l’informatisation ne créait pas de chômage. Conneries. Tout au long de ma carrière professionnelle j’ai vu des milliers d’emplois disparaître à cause de l’informatisation et de l’automatisation. Au début des années 60, au siège parisien de Fives Lille-Cail, il y avait un énorme pool de secrétaires-dactylos à la disposition des trois grands départements commerciaux : sucrerie, cimenterie, sidérurgie. Ce sont elles qui tapaient sur les anciennes machines à écrire toutes nos offres et spécifications techniques continuellement remaniées, et qu’il fallait donc à chaque fois retaper. Au début des années 70 à Secalt, apparaissaient les premières machines à écrire électroniques Olivetti, aux touches douces (électroniques et non plus mécaniques) et avec un tout petit écran linéaire qui affichait au fur et à mesure les lignes que la secrétaire était en train de taper, puis les machines ont eu un petit écran, puis est arrivé le PC. Simplicité admirable pour ce qui est des erreurs de frappe, des corrections, de l’orthographe, et textes gardés en mémoire donc pas besoin de les retaper dans les versions ultérieures. S’imagine-t-on encore aujourd’hui le nombre de petits jobs de dactylos qui ont disparu à ce moment-là ? Puis il y a eu un pas de plus. Je me rappelle encore ma surprise de rencontrer, une dizaine d’années plus tard, un Américain, patron de je ne sais plus quelle société, qui se passait complètement de secrétaire, tapait tous ses textes sur l’ordinateur lui-même. Puis est venu l’Internet, les e-mails ont remplacé le courrier et il ne restait plus que des secrétaires de direction qui étaient plus des assistantes de leurs supérieurs que de simples exécutants. Tout ce que je raconte ici vous le savez aussi bien que moi, ou vous devriez le savoir, mais quand on l’a vécu personnellement on sait bien que le résultat ne peut pas rester neutre sur le plan de l’emploi. D’autant plus que la dactylographie n’est qu’un exemple entre mille. Quand je suis arrivé chez Secalt en 1970, un patron visionnaire avait déjà commandé un ordinateur IBM, modèle 1130, le même que Fives avait à son Centre de Recherches et qui, au grand regret du Président ne faisait que des calculs d’ingénieur au lieu de servir à la gestion. A Secalt on s’est tout de suite mis à l’utiliser pour la comptabilité, la gestion des stocks, la facturation, puis le calcul des prix de revient, les salaires, etc. Tout ce qui avait été fait à la main auparavant. Et le premier ordinateur exigeait d’être encore servi par deux programmeurs et deux perforatrices, ces demoiselles qui se contentaient de percer des trous dans des cartes (un peu comme l’homme aux trous du métro chanté par Gainsbourg). Dès le modèle suivant, un IBM 34, si ma mémoire est bonne, les petites perforatrices ont disparu. Et on s’imagine sans peine les économies de personnel faites dans la comptabilité et la gestion du personnel grâce à l’informatisation. Même évolution au Bureau d’études lorsque la CAO est apparu.
Quant aux progrès en productivité réalisés dans les ateliers, c’était encore plus spectaculaire. Quand je suis arrivé au Luxembourg j’ai découvert une société, je crois qu’elle s’appelait MTM, qui était descendue en droite ligne de l’inventeur du travail à la chaîne, Taylor (voir la taylorisation). Leur principale spécialité était l’analyse des temps. Temps homme et temps machine. Le but au départ était de définir des temps de base pour le calcul des primes de productivité. Mais le principal intérêt de leurs méthodes d’analyse des mouvements était bien évidemment de modifier la conception même des pièces à fabriquer. Au point que j’ai imposé à mes bureaux d’études de coopérer continuellement avec les ingénieurs méthodes des ateliers. Dans le but d’optimiser au maximum le coût des produits à fabriquer. Et à l’atelier on cherchait autant que possible les automatisations possibles. Puis sont arrivées les machines-outils CNC (contrôle numérique. Des tours CNC et des postes de travail multi-tâches (fraisage, perçage, etc.) CNC. Ce sont d’abord les Allemands qui se sont équipés avec ces machines à cause des salaires élevés de leurs ouvriers et de la politique du Deutsch Mark élevé, avant qu’on suive partout ailleurs. Ces machines ont permis de faire un véritable bond en avant de la productivité et un bond en arrière, si la croissance ne suivait pas, de l’emploi.
Ce que je raconte là, et que tout le monde doit connaître, est mon expérience personnelle de la construction mécanique, mais cette politique de productivité à tout prix (nécessaire, puisqu’on est dans un marché de concurrence) a touché bien évidemment toutes les autres activités de production (quand on s’est lancé dans le secteur des équipements de sécurité anti-chutes et qu’on a dû se mettre à fabriquer des harnais en textile, on est passé par les mêmes stades : étude des temps de travail et investissement en machines à coudre automatiques). Et quand j’étais à Fives-Lille Cail j’ai assisté aux grandes révolutions en sidérurgie des années 60, convertisseurs à l’oxygène et coulée continue de l’acier. Et là aussi le saut en productivité a été prodigieux. Les anciennes cornues Thomas avaient des capacités de 15 à 30 tonnes et le cycle d’élaboration d’une coulée était proche de l’heure, les convertisseurs à l’oxygène pouvaient aller jusqu’à 300 tonnes et leurs cycle était inférieur à une demi-heure. Quant à la coulée continue elle permettait de supprimer à la fois le processus lingots (coulée en lingotières, strippage des lingots des lingotières et manutention lingots et lingotières) et les grands laminoirs dégrossisseurs (bloomings et slabbings).
Tout ceci pour dire que depuis la fin de la guerre on n’a pas arrêté de gagner en productivité et d’économiser en main d’œuvre. Aujourd’hui c’est même devenu caricatural : vous ne pouvez plus téléphoner à une grande entreprise ou une administration sans tomber sur un disque : c’est la chasse aux standardistes (et moi cela me rend particulièrement furieux parce que j’ai encore un vieux téléphone analogique à disque tournant). Et certains super-marchés ont déjà commencé à supprimer les caissières (j’espère que les consommateurs vont les boycotter). Quant au monde de la Finance il fait aussitôt monter la valeur des actions d’une entreprise en bourse dès lors qu’elle annonce un plan de licenciement !
Il est vrai que d’autres éléments structurels ont pu jouer dans la création de chômage. Ainsi les spécialistes parlent de l’arrivée des femmes sur le marché du travail, mais je ne crois pas que cela ait joué un rôle dans le chômage ouvrier, les femmes des ouvriers ayant toujours cherché un travail salarial pour améliorer le revenu de leurs foyers. Autre élément propre à la France : on a toujours eu une natalité forte, à l’inverse de l’Allemagne, ce qui est bénéfique pour un régime de retraite par répartition, mais qui peut effectivement contribuer au chômage. Mais il me paraît évident que les principales causes structurelles du chômage massif, en France, ont été l’informatisation, l’automatisation et les autres méthodes de gains en productivité. Et que ce sont là des éléments qui étaient connus, prévisibles, et qu’il n’est pas normal que depuis la fin des trente glorieuses on ne se soit pas attaqué sérieusement au problème.
Alors, oui, il y a eu Martine Aubry et ses 35 heures ! Hélas, ce n’était pas la bonne solution. Ou du moins la méthode utilisée n’était-elle pas la bonne. J’y reviendrai.
Mais si le chômage a continué à croître au cours de la dizaine d’années passées, jusqu’à atteindre des sommets complètement inacceptables pour notre Société, c’est qu’il y a bien sûr d’autres raisons spécifiquement françaises : déclin de notre export, délocalisation, désindustrialisation.
La suite au prochain numéro…