Le Bloc-notes
de Jean-Claude Trutt

Les Belles endormies

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Si je me souviens bien c’est mon frère Bernard qui avait attiré mon attention sur ce roman étrange de Kawabata où l’on décrit cette institution qui permet à des vieillards de se glisser dans le lit de belles et douces jeunes filles auxquelles on a administré des somnifères. Et puis de les laisser réchauffer leurs vieux os en se frottant aux corps lisses et parfumées des belles, sans aller plus loin (d’ailleurs le pourraient-ils ?), en respectant la bienséance, une bienséance toute japonaise (voir Yasunari Kawabata : Les Belles endormies, édit. Albin Michel, 1970). En lisant cette histoire qui avait fait les délices de l’Argentin Borges, je me suis dit : il n’y a qu’un Japonais pour inventer une telle histoire. Et voilà que je découvre que ce n’est pas vrai du tout, que le Jap’ n’avait rien inventé du tout et que c’est à nous Français que revient la paternité de l’idée. Or ma découverte a suivi un chemin bien tortueux, toute une chaîne de hasards. Je vais vous le conter.
Tout a commencé avec un livre déniché chez un libraire-antiquaire à Cannes : Emile Henriot (de l’Académie française) : Les Livres du Second Rayon – Irréguliers et Libertins, édit. Grasset, 1948. Je l’ai acheté d’abord parce que je me souvenais qu’Emile Henriot avait été le responsable du Monde littéraire au cours des années 50-60 (avant d’être remplacé par Pierre-Henri Simon, et plus tard par Jacqueline Piatier) et ensuite parce que les mots : « second rayon » et « libertins » m’avaient émoustillé. A tort d’ailleurs, je m’en suis rendu compte très vite. Henriot évoquait Brantôme, Tallemant des Réaux, Hamilton, Crébillon fils, Choderlos de Laclos et bien d’autres. Rien de quoi fouetter un chat (si j’ose m’exprimer ainsi). Il cite aussi cette nonne du Portugal qu’il croit encore être l’auteure des Lettres portugaises, ce qui m’étonne de la part de l’Académicien puisque l’on devait déjà savoir à son époque que leur véritable auteur est français et que c’est celui qui prétendait en être le traducteur, le comte Gabriel de Guillargues. Et puis parmi tous ces libertins écrivains il cite bien sûr Restif de la Bretonne. Et donne envie de mieux le connaître. Il n’était pas seulement « le peintre licencieux du seul plaisir », dit-il. « Il y a de tout dans cette cervelle surchauffée ; et un sentiment si fort de la fuite inarrêtable du temps, une si vive angoisse de mourir, mêlés à de si puissants dons romantiques… » ajoute-t-il. Et il cite le jugement du comte de Tilly, encore un de ces écrivains libertins de l’époque, auteur de bien impertinents Mémoires : « Le Paysan perverti c’est les Liaisons dangereuses du peuple ». Alors j’ai fait le tour de ma Bibliothèque et je me suis aperçu que celui qu’on appelait Monsieur Nicolas (rien à voir avec l’autre) était absent de mes rayonnages. Bizarre, me suis-je dit, je suis pourtant certain d’avoir lu Le Paysan perverti et peut-être même quelques volumes des Nuits de Paris
Et puis nouvelle coïncidence. Passant à la Librairie Compagnie à Paris pour chercher un autre ouvrage bien spécifique dans ses sous-sols, je jette un coup d’œil rapide, avant de sortir du magasin, sur les rayons du rez-de-chaussée, et je vois un des livres de Restif, mis bien en évidence (avec Restif orthographié à l’ancienne, Rétif) et qui est celui-là : Rétif de la Bretonne : Le Palais Royal, texte établi, présenté et annoté par Pierre Testud, édit. Manucius, Houilles, 2009, et je l’achète bien sûr.
Le livre raconte avec beaucoup de verve toutes les turpitudes de Paris qui se déroulent en ces lieux. A l’en croire, Nicolas paye les filles non pour leurs faveurs mais pour entendre leurs histoires. Des histoires qu’il reprend ensuite avec pour seul but, assure-t-il, de dévoiler l’immoralité et les abus (mais personne ne le croit) et s’adresse aux hommes publics de son temps (on est en 1789, en pleine Révolution) : « c’est à vous seuls de les corriger ! ». Et alors là, grande surprise : toute la deuxième partie du livre, intitulée Les Sunamites au Palais Royal, nous conte une histoire qui fait immanquablement penser aux Belles endormies, sauf que dans ce cas les vierges jeunes filles ne sont guère endormies et c’est le vieillard qui est muselé. Car c’est bien le terme : on lui met une « muselière ». En fait une ceinture de chasteté.
Voilà comment cela se passe. Madame Janus qui a un double visage comme le dieu dont elle porte le nom, est à la fois femme vertueuse d’un médecin réputé et mère maquerelle. Elle tient une quarantaine de jeunes filles vierges en bonne santé appelées « sunamites » et les met à disposition – deux filles à la fois – de quelques vieillards fortunés, un vieux financier, un vieux duc, un Maréchal de France, un médecin millionnaire, « un vieux tontiniste que sa famille veut conserver longtemps ». « Les premières fois, elle est là. Le vieillard est mis par elle dans un bain aromatique… Cela fait elle lui met une muselière solide et le couche avec les deux sunamites, dont la peau touche exactement la sienne. Il s’entrelace dans les deux vierges (car il faut qu’elles le soient) ».
A priori la solution imaginée par le Japonais Kawabata me semble plus civilisée. La vue d’un vieillard nu n’est pas toujours très appétissante. D’ailleurs l’une des sunamites se plaint de son vieillard « qui tousse, crache, mouche, sue et fait mille autres choses non moins désagréables ! ». Et moi je me souviens de la fameuse nouvelle de Schnitzler (le Retour de Casanova) où Casanova, déjà âgé, réussit à se substituer par ruse à un jeune amant dans la couche d’une jeune fille. Tout se passe bien, jusqu’au petit matin, lorsque Casanova, s’étant endormi après l’effort, se réveille trop tard et voit le regard de la fille fixé sur lui et voit la honte et voit l’horreur et voit la pensée : le vieil homme ! Il vaut donc mieux que les belles soient endormies.
Et puis c’est la déception. Au moment même où je pensais avoir découvert que la France était en avance sur le Japon pour l’idée de la « restauration » des vieillards par le contact avec le corps de jeunes filles vierges, voilà que Pierre Testud dans la préface au livre de Nicolas Restif de la Bretonne m’apprend que ce qui a tout déclenché c’est l’ouvrage d’un Anglais, Hermippus redivivus, traduit pour la première fois en français, justement en 1789, et qui établit les effets bienfaisants sur les hommes âgés des « effluences de jeunes filles saines ». Il fallait s’en douter. L’origine de tous les vices se trouve toujours en Albion.
Oui, mais alors, d’où vient ce nom de sunamites ? Mais de la Bible bien sûr. Du Roi David et de sa sunamite Avishag ! Je suis sûr que mon ami Georges qui considère la Bible comme le plus grand chef d’œuvre de l’humanité, est au courant. Il faudra que je lui demande les détails. D’abord est-ce que David est devenu vieux ? Et s’est-il abstenu de tout commerce sexuel avec son Avishag ? Salomon, en tout cas, avec ses sept cents femmes et trois cents concubines, est mort jeune, à 39 ans. C’est que Salomon jouissait, dit Restif…