Le Bloc-notes
de Jean-Claude Trutt

Mario Rigoni Stern

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Je crois bien que je n’avais jamais entendu parler de cet écrivain italien avant de lire sa notice nécrologique dans Le Monde du 20 juin 2008. Alors que, comme le dit René de Ceccatty dans la notice, Primo Levi considérait son œuvre comme « l’une des plus déterminantes du XXème siècle ». Un écrivain « attaché à son paysage natal des Alpes italiennes », qui « élève l’inspiration régionaliste et écologique à un niveau universel, en poète attentif à la beauté du monde ». Une fraternité humaine et littéraire unissait les deux écrivains, dit encore Ceccatty. Primo Levi avait connu l’horreur des camps d’extermination, Rigoni Stern celle de la guerre et des camps de prisonniers. Aucun des deux n’a réussi à s’en débarrasser. Primo Levi a fini par se suicider. Mais Stern, dit Ceccatty, a un tempérament poétique « beaucoup plus ancré dans un temps quotidien et terrien, dominé par la perception sensorielle et par un goût irrépressible de la vie ».
Alors j’ai acheté le premier livre de Stern que j’ai pu trouver : Sentiers sous la neige, édit. La fosse aux ours, Lyon, 2000. On y trouve de tout. Le retour à pied depuis un camp de prisonniers allemand, quelque part en Europe de l’Est, jusqu’à son village natal, sur l’Altiplano (après la chute de Mussolini, les soldats italiens ont été emprisonnés par leurs anciens alliés allemands dans des camps avec les prisonniers de guerre russes, mourant de faim). Des considérations historiques et linguistiques sur cet Altiplano, les sept communes, leur histoire (première fédération démocratique de l’Italie), leur langue (mystérieuse langue cimbre, aux origines goths et scandinaves, probablement danoise, semble-t-il), et sur les coutumes de leurs habitants, leur caractère, leur sens de la solidarité. L’attachement viscéral de l’auteur à la montagne, la nature, la faune et la flore.
Le berger et le fromager : merveilleuse histoire des deux jeunes originaires du Sud et qui découvrent la malga Horara (la malga c’est l’alpage, c’est aussi la maison du berger), le fromage et la polenta : « L’homme était en train de retirer le fromage du chaudron. Penché, ses bras nus plongés dans le petit lait, il extrayait la pâte avec une toile de chanvre et la transvasait dans des faisselles en bois préparées d’avance sur l’égouttoir en sapin. Luisa et Franco suivaient attentivement le travail. Dans la marmite l’eau bouillait allègrement et le fromager, après avoir jeté un coup d’œil sur le réveil qui tictaquait sur une étagère, dit : C’est l’heure de faire la polenta. Le sel je l’ai déjà mis. La femme prit une poignée de farine dans un sac retroussé puis, d’une main, elle la fit tomber lentement dans l’eau tout en remuant de l’autre. Elle était en nage et tournait vite, en essayant d’éviter les éclaboussures que l’ébullition projetait en l’air. En appuyant le genou sur une planche recouverte de tôle, elle bloquait la marmite contre la paroi du foyer. Luisa et Franco regardaient en silence… ». Plus tard les bergers rentrent. Il est midi. « En un instant la polenta jaune et ferme se retrouva au milieu de la table et son parfum se répandit dans la salle. La femme y disposa aussi des assiettes, un pot de vin et un morceau de fromage. Elle prit une casserole sur une vieille cuisinière et commença de distribuer le lapin nappé d’une sauce au beurre et au thym… Vos places, dit la femme à Luisa et Franco qui étaient restés debout, sont celles où il y a une nappe en papier… Servez-vous comme je le fais moi, dit le fromager. Et il montra comment, en coupant avec un fil très fin une grosse tranche de polenta… ». On aimerait bien s’asseoir à table avec eux…
Une autre très belle histoire est intitulée Hier matin à skis avec Primo Levi. Rigoni Stern cite un écrivain philosophe italien, Norberto Bobbio, qui écrit : « Quand tu parcours les lieux de la mémoire, les morts se pressent autour de toi, et leur groupe devient chaque année plus nombreux ». C’est un autre aspect de la vieillesse, un autre signe. Le groupe des morts augmente au fur et à mesure que l’on avance en âge. C’est d’abord la famille : parents, grands-parents, oncles, tantes. Puis des relations de travail, des amis plus âgés. Enfin la mort commence à faucher les amis de votre âge. Et progressivement on se voit comme un survivant. Mais les morts vivent encore tant qu’on se souvient d’eux. « Au moment où tu les rappelles à ton esprit tu les fais revivre, au moins pour un instant », dit Bobbio, «et ils ne sont pas tout à fait morts, ils n’ont pas complètement disparu dans le néant… ». Mais quand on a vécu ce qu’a vécu Stern, c’est une véritable légion de morts qui vous accompagnent. Surtout quand on est seul, à parcourir la montagne, sur les sentiers et les chemins forestiers. Et que « des amis » se joignent à vous. « Ces compagnons de route ne sont plus présents physiquement », écrit Stern, « leur corps est resté dans des endroits lointains : enseveli sur des montagnes, dans la steppe ; dans les cimetières de village avec une simple croix, ou de ville avec une dalle et des fleurs. Et c’est avec eux que je suis et que je converse, en me souvenant. Ceux qui ne croient pas, ou ceux qui croient, peuvent regarder ma façon d’agir avec une bienveillante indulgence. Peu m’importe : moi aussi j’ai des doutes mais il me plaît, certaines fois, de les ignorer. » C’est ainsi que Rigoni Stern skie avec Primo Levi, dégagé maintenant de tous liens, et parle avec lui, le chimiste, du fartage et de son action sur la neige. « Nous avancions sans peine, les skis glissaient bien et Primo me suivait sans faire d’ombre sur la neige. De temps en temps le soleil était comme une explosion de lumière entre les branches. » Et puis ils parlent des camps. Et de la sortie des camps. « Tu était trop raffiné, trop instruit », dit Stern à Levi. « Tu regardais, tu observais et tu comprenais vite ; tu cherchais à nourrir ton esprit plus que ton corps. Dans l’art de se débrouiller pour survivre j’était plus fort que toi ». Oui, mais par bonheur il y avait des gens qui se débrouillaient aussi pour moi, dit Levi. Et pourtant, leur survie n’arrêtait pas de leur poser un problème. Dès qu’ils sont arrivés chez eux. Cela les hantait. Ils se posaient la même question, cette question formulée par Stern : « Pourquoi suis-je resté vivant ? Par mon propre mérite ? Ou par quelle faute ? » Et c’est ainsi que Rigoni Stern termine sa conversation avec l’esprit de Primo Levi: « Les souvenirs sont comme le vin qui décante dans la bouteille : ils deviennent limpides et ce qui est trouble reste au fond. Mais il ne faut pas l’agiter, la bouteille ».
J’ai aimé ce livre. En gardant malgré tout une certaine réticence. Peut-être parce qu’il m’a semblé un peu disparate. Peut-être aussi parce que cet amour de la nature, de la montagne, on le trouve ailleurs, en Autriche, en Bavière, en Suisse, dans nos Alpes à nous aussi. Pourquoi, me suis-je dit, pourquoi Primo Levi parle-t-il alors de l’une des œuvres déterminantes de ce XXème siècle ?
Alors, un peu plus tard, en décembre de l’année dernière, je me suis décidé à commander deux autres ouvrages de Rigoni Stern, des ouvrages où il parle de guerre. Un peu au hasard : En Guerre, Campagnes de France et d’Albanie (1940 – 1941), édit. La Fosse aux Ours, Lyon, 2000 et Retour sur le Don, édit. Desjonquères, Paris, 2004. Et alors là cela a été le choc. J’ai beaucoup de livres de guerre dans ma bibliothèque. Des connus comme le Voyage au bout de la nuit, les Croix de Bois de Roland Dorgelès, Im Westen nichts Neues (à l’Ouest rien de nouveau) de Erich Maria Remarque, et le terrible Stalingrad de Theodor Plievier, et des moins connus comme Les Carnets de guerre de Louis Barthas, tonnelier, 1914 – 1918, que j’ai étudiés pour mon Histoire des 30 honteuses (1914-1945). Tous parlent de l’horreur, de la peur, de la stupidité, de l’absurdité de la guerre. Mais aucun n’est autant rempli de pitié et d’humanité que les livres de guerre de Mario Rigoni Stern. Et cette pitié il ne la réserve pas à ses camarades d’infortune. Sa pitié englobe tous les hommes, les soldats de l’autre côté aussi, soumis à la même fatalité, et les civils des deux côtés.
Dès sa première campagne, la courte campagne de France, il s’identifie à l’autre. S’éloignant de son bivouac, il se trouve au milieu d’un pâturage verdoyant. « C’est un paysage tranquille au milieu des montagnes. Comme chez moi. Comme un chalet d’estivage qui attend l’alpage du premier mercredi de juin… ». Puis il entre dans l’un des chalets dont la porte est défoncée. Il y trouve des restes de nourriture, des pièces de lingerie, des cahiers, des cartes postales. Et tout à coup il se souvient de sa propre famille qui a dû fuir et tout abandonner au cours de la dernière guerre devant l’avance de l’armée autrichienne. « Je sens croître en moi une sympathie, un sentiment d’affection pour ces gens qui sont partis comme les miens. Où peuvent-ils être maintenant ? Je voudrais les faire revenir dans leurs montagnes que la guerre les a contraints d’abandonner. » Ce même sentiment de communauté de destin, de genre de vie pastoral, il le ressent dans les plaines de Russie. Quand, après la bataille meurtrière de Nikolaïevska, en janvier 1943, où son bataillon est décimé, il trouve refuge avec deux autres rescapés dans une isba isolée, cachée dans une combe, il est accueilli avec un sentiment de pitié par ses occupants, un couple de vieux et une jeune mère avec ses enfants. Une douce chaleur règne à l’intérieur de l’isba, éclairée par une bougie ; il y flotte une odeur de choux, de pommes de terre et de lait ; le vieillard retire une marmite de soupe du four et les invite à manger ; la vieille s’occupe des pieds à moitié gelés du chasseur alpin ; la jeune femme est couchée sur la soupente du four et les trois enfants sont étendus sur des peaux de lapin ; tous observent les trois Italiens ; dans un coin, l’icône et sa petite lampe à huile. Alors, après avoir inspecté la cave, « le caporal s’allongea lui aussi, sans ôter ses chaussures… Il se sentait bien au chaud, léger, avec dans la bouche le goût de la kacha (la bouillie) ; il avait presque l’impression d’être dans le foin de son étable, chez lui, dans une vallée de montagne. »
Si Stern fait son travail de soldat le mieux qu’il peut, on n’a jamais l’impression qu’il hait ses ennemis. Une scène encore sur le front russe : un chasseur alpin se tient à côté d’un soldat russe sorti de son trou, les mains en l’air, souriant. Le chasseur alpin sourit lui aussi, bon enfant, fier d’avoir attrapé un prisonnier. Alors le lieutenant les voit et crie : « Tire ! Tire sur lui, crétin ! ».  « Tous deux comprirent, le Russe et le chasseur alpin; ils regardèrent autour d’eux, pleins d’effroi. Le chasseur alpin tira. Je vis la grimace de douleur et le corps s’affaisser dans le trou. » Rien de plus. Tout est dit. De toute façon plus tard Russes et Italiens partagent le même sort. Après la chute de Mussolini les Allemands enferment les soldats italiens dans un camp avec les Russes. Un Lager, en Pologne, près des lacs de Mazurie : « quelques milliers d’Italiens parmi des dizaines de milliers de Russes. Avec la faim, le froid, la misère, les poux ». Et dans les montagnes albanaises où son bataillon affronte les Grecs Rigoni Stern qui a juste 19 ans et sert d’agent de liaison entre compagnies (on l’appelle Pied léger), tombe sur un charnier de corps italiens et grecs entre-mêlés. Des vols de corbeaux croassent au-dessus de sa tête. Le vallon est parsemé de fusils, de sacs, de casques, de munitions, et de corps noirs couchés entre les rochers. Grecs et Italiens. L’air est lourd. Les visages défaits n’ont plus d’yeux. Il est seul dans cette montagne sauvage. Il s’enfuit terrorisé. « Quand la fatigue de la course me fit s’écrouler sur les pierres, je croyais être loin de cette horreur, mais j’avais envie de pleurer de pitié : pour moi, pour la vie que je sentais circuler avec le sang dans mes veines, qu’une balle ou un obus pouvait réduire à ce que j’avais vu. A cause de ces guerres maudites. Caïn avait un mobile. Mais ici ? »
On ne peut quitter Rigoni Stern sans penser à Mussolini. Quel grand criminel était cet homme ! Il lance l’Italie contre la France, sa sœur latine, voulant participer à l’hallali, le 10 juin 1940. La campagne de France ne dure que huit jours, du 18 au 24 juin. Et pourtant les pertes sont déjà lourdes pour l’Italie. Et quelques mois plus tard il attaque la Grèce, encore une fois sans cause aucune. Les troupes grecques et italiennes vont s’affronter en Albanie au cours d’un « interminable hiver de neige et de boue » d’octobre 1940 à avril 1941. Guerre violente entre chasseurs alpins sur les crêtes et dans les vallées, dans la neige profonde, la boue épaisse, sous la pluie battante. Et puis en janvier 1942 c’est le front russe. Dans la plaine. Dans la neige toujours. Et cette fois-ci c’est pour appuyer l’armée allemande. Et ce sont les Allemands qui commandent : après Stalingrad, les unités italiennes reçoivent l’ordre de rester sur place pour protéger la retraite allemande, ne se repliant que très tard, en janvier 1943. Encerclés par les Russes ils percent la poche dans cette terrible bataille de Nikolaïevska où le bataillon de Stern est presque entièrement détruit. Aujourd’hui il y a des gens qui cherchent à réhabiliter le Duce. Oubliant tout ce sang versé pour rien. Comme ils oublient que si les Italiens dans leur grande majorité étaient peut-être les moins antisémites de toute l’Europe, Mussolini, lui, a pourtant édicté les mêmes lois antijuives que Hitler dès 1938 (voir à ce sujet le Mussolini de Pierre Milza aux Editions Fayard, 1999 ou les commentaires de Victor Klemperer qui a suivi l’évolution de cet aspect du fascisme italien au jour le jour dans son Journal 1933-1941 – Mes soldats de papier, édité par le Seuil, 2000)  !
Rigoni Stern a perdu tant de compagnons au cours de toutes ces campagnes et encore après, lorsque fait prisonnier par les Allemands, il est passé d’un camp à l’autre (Innsbruck, puis près des lacs de Mazurie, puis Autriche à nouveau, d’où il parvient finalement à s’enfuir), des camps qui ressemblaient plus à des camps de concentration qu’à des camps de prisonniers, qu’il ne faut pas s’étonner que ses amis morts continuent à rester vivants dans sa mémoire et qu’ils l’accompagnent en silence lorsqu’il glisse sur ses skis dans la neige de sa montagne de l’Altiplano.