Le Bloc-notes
de Jean-Claude Trutt

La Mélancolie

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Je viens de terminer une note sur cet Ambassadeur hollandais, Robert van Gulik, érudit sinologue et japanologue et auteur de romans policiers de l’époque Tang, note que j’ai mise en ligne à la suite de mon chapitre sur la Chine dans mon Voyage autour de ma Bibliothèque (Notes 16 (suite) : Robert van Gulik et ses trois vies). Or, dans sa grande étude sur cet instrument de musique ancien qu’est le luth chinois à sept cordes, il cite plusieurs légendes qui s’y rapportent dont celle-ci que je trouve très belle :
Il se passe quelque chose d’étrange avec les vers à soie. Quand ils filent leurs cocons ceux-ci prennent souvent la forme des objets qui les entourent. Or il y avait une fois une jeune veuve. Seule la nuit dans sa chambre, se reposant sur son oreiller, elle ne put dormir. Tout près de sa tête un trou était percé dans le mur. A travers ce trou elle observait les vers à soie de son voisin qui étaient justement en train de quitter leurs cocons. Le lendemain tous les cocons présentaient une certaine ressemblance avec son visage. Même si l’on ne pouvait clairement distinguer les yeux et les sourcils, il n’y avait guère de doute : vus d’une certaine distance ils faisaient penser à la figure d’une jeune fille triste. Le fameux érudit Ts’ai Yung, quand il les aperçut, les acheta tous en les payant un prix élevé. Il déroula les fils à soie et en fit les cordes de son luth. Mais quand il jouait de son luth le son en était immanquablement triste et mélancolique. Alors il demanda à sa fille Yen ce qu’elle en pensait, elle lui répondit : « c’est que vous avez utilisé de la soie de veuve pour les cordes de votre luth, mon père. Maintenant, à entendre votre musique on ne peut que pleurer ».
Mélancolie est un mot que j’aime. J’y trouve un doux plaisir. Une certaine jouissance même. Il y a quelque temps j’ai commis un poème en vers libres qui évoquait mes voyages autour du monde et que j’avais intitulé Nostalgies (voir dans Poésie : Nostalgies). Et voici comment je concluais mon poème :
« Nostalgie du Nord,
Nostalgie du Sud,
L’important, au fond, c’est la Nostalgie
L’important c’est le désir
L’important c’est le rêve
Et même si le rêve se brise quelquefois,
Il restera toujours
La douce Mélancolie. »
Etymologiquement parlant, la nostalgie est une douleur, une souffrance, celle d’être séparé de ses racines, son pays, sa famille. L’allemand Heimweh l’exprime probablement mieux que le français mal du pays. C’est que nous n’avons pas d’équivalent en français pour le mot Heim, comme pour l’anglais home. Nous autres Français, plus citadins, plus prosaïques, nous traduisons l’expression daheim simplement par « chez nous ». Mais la nostalgie n’est pas seulement le mal du pays. C’est aussi le regret de tous ce que l’on a connu, tout ce que l’on a aimé et qu’on a perdu ou dont on est séparé. Mais dont on se souvient. Et le plaisir est dans ce souvenir, ce travail de la mémoire et le déploiement de notre imagination. La nostalgie est donc aussi une jouissance. Elle est peut-être, surtout, une jouissance. L’une des plus belles formules que je connaisse est celle de l’écrivain de science-fiction, ou plutôt de fantaisie comme l’appellent les Américains, Ray Bradbury, à propos d’Edgar Rice Burroughs. Car, il faut le savoir, Burroughs n’était pas seulement le père de Tarzan mais avait créé un autre héros, John Carter, le Seigneur de la Guerre de Mars, héros que Burroughs aimait et soignait bien plus que son Tarzan, ce Carter qui, revenu sur terre, lève la tête vers le ciel dans les nuits froides et claires de l’hiver du Middle West, pour regarder avec nostalgie le disque rouge de la planète Mars. Et voilà ce que dit Bradbury de Burroughs : « His greatest gift was teaching me to look at Mars and ask to be taken home ». Home!
L’étymologie du mot mélancolie est bien plus sombre que celle du mot nostalgie. C’est l’abandon aux humeurs noires, à la bile. Et pourtant, je ne sais pourquoi, je sens qu’on peut y trouver, là aussi, une certaine jouissance. Et je m’interroge : la mélancolie ne peut-elle pas être douce ? Alors je me souviens que j’ai dans ma bibliothèque un livre que j’avais trouvé à Boston chez Brattle Book Shop, ce fameux livre d’un digne pasteur du XVIIème siècle, Robert Burton (encore un Burton !), l’Anatomie de la Mélancolie (voir : Anatomy of Melancholy, what it is, with all the kinds causes, symptomes, prognostics, and several cures of it by Democritus Junior, édit. Thomas McLean, London, R. Griffin & Co, Glasgow and J. Cumming, Dublin, 1826 – Democritus junior c’est bien sûr Robert Burton et la première édition de l’Anatomie a paru à Oxford en 1621 et 1628). C’est un livre que j’avais parcouru sans le lire entièrement mais que j’avais trouvé extrêmement plaisant : il est littéralement truffé de réflexions bizarres, ingénieuses et originales, d’histoires piquantes et d’innombrables citations provenant d’écrits rares et curieux. De plus il est écrit dans un style satirique extrêmement vivant. Alors je l’ai parcouru une nouvelle fois. Sans y trouver ce que je cherchais. Malgré l’importance de son étude (deux volumes de respectivement 500 et 600 pages) à laquelle il a consacré sa vie entière, une étude divisée en trois parties : la première couvrant la définition des différents types de mélancolies, leurs causes, symptômes, etc. la deuxième décrivant les remèdes et la troisième entièrement consacrée à la mélancolie amoureuse. Mais Burton qui en est lui-même gravement affecté considère la mélancolie essentiellement comme une maladie. Comment était-ce possible ?
Alors j’ai consulté les dictionnaires. C’est une maladie, dit le Robert, mais cela peut être aussi « un état d’abattement, de tristesse vague, accompagné de rêverie ». Et dans un vieux Larousse en sept volumes de ma fille je trouve : « sorte de tristesse… qui reste douce par rapport à la douleur plus vive à laquelle elle succède souvent ». C’est la convalescence de la douleur, aurait dit une certaine Madame Dufrenoy. J’en conclus en tout cas que la mélancolie peut être douce. Qu’en disent les dictionnaires anglais ? Ils font la distinction entre melancholia qui est la maladie et melancholy : Melancholy c’est une tendance à la tristesse, dit le Oxford, qui peut être de constitution ou non. Et il ajoute : « tristesse pensive ». Ce que confirme le Chambers qui cite Milton qui l’utilise dans le sens « pensiveness » (état pensif). Voilà donc ce que je cherchais. Etre mélancolique cela peut aussi être autre chose qu’une maladie. Penser, réfléchir, s’isoler en soi, s’abandonner à une tristesse vague. Tristesse de ce qui fait la faiblesse de notre existence humaine. Tristesse devant l’inéluctable, devant la mort.
Et alors un formidable hasard. Nous visitons l’exposition Nolde au Grand Palais, puis je flâne dans la librairie du musée, hésitant à acheter ou non le catalogue de l’expo, et je tombe sur celui d’une autre exposition dont j’avais beaucoup entendu parler, qui s’était tenue au Grand Palais également, entre octobre 2005 et janvier 2006, et que j’avais ratée. Une exposition qui avait d’ailleurs connu un franc succès malgré ce titre rébarbatif, guère fait pour attirer les foules : « Mélancolie, génie et folie en Occident ». Et, plaisir supplémentaire, le catalogue de l’exposition qui est plus qu’un catalogue, une véritable somme sur l’histoire de la mélancolie de l’Antiquité jusqu’à nos jours, aussi bien dans l’art que dans la littérature, la poésie, la philosophie et même la médecine, ce catalogue est compilé par un conservateur de musée que j’aime bien parce qu’il est un des rares à dire ce qu’il pense de certaines manifestations de l’art contemporain, Jean Clair (voir Mélancolie, génie et folie en Occident, sous la direction de Jean Clair, édit. Réunion des Musées nationaux/Gallimard, 2005. Pour ce qui est de Jean Clair, voir Jean Clair : Considérations sur l’état des beaux-arts – Critique de la modernité, édit. Gallimard, 1983).
Ce qui frappe en premier lieu c’est l’importance que ce thème de la mélancolie a prise dans l’iconographie occidentale depuis l’époque de Dürer jusqu’à l’époque contemporaine. Si on prend le fameux Melencolia I d’Albrecht Dürer (1514) comme point de départ on retrouve que le même sujet est traité tout le long du XVIème siècle : Cranach : La Mélancolie (1532), Virgil Solis : Melancolicus (1550), Jost Amman : Melancholia (1589), Jacob II de Gheyn : Melancholicus (1596). Puis, à nouveau au XVIIème siècle : Domenico Fetti : Les Larmes de St. Pierre (1613) et La Mélancolie (1614), Georges de la Tour : La Madeleine à la veilleuse (1640-45). Au XVIIIème on a Joseph Marie Vien : La douce Mélancolie en 1756 reprise en 1758, Etienne Maurice Falconnet avec sa sculpture en marbre : La douce Mélancolie (1763), Louis Lagrenée : La Mélancolie (1785). Au XIXème : Constance Charpentier : La Mélancolie (1801), François André Vince : La Mélancolie (1801), Corot : La Mélancolie (1860), Auguste Rodin : la fameuse sculpture du Penseur (1881-83), que l’on peut bien sûr interpréter de multiples façons, Edvard Munch : Heure du Soir (1888), et puis l’amusant Portrait du Docteur Gachot de van Gogh (1890), amusant quand on sait que c’est le docteur qui soignait van Gogh pour affection maniaco-dépressive et avait publié une étude sur la mélancolie et que c’est lui que van Gogh peignait dans une attitude de mélancolie, trouvant que le docteur était triste, veuf et déçu de son métier ! Et puis au XXème siècle encore on a Chirico : Mélancolie (1912), Francis Gruber (fils de l’artiste-verrier Âge Nouveau) : Job ((1944), Edward Hopper : Une femme au soleil (1961), et enfin l’affreux Gros Homme affalé nu de l’Australien Ron Mueck (2000).
Autre constatation surprenante : l’attitude des personnages est presque toujours la même. Posture assise, la tête appuyée sur une main. Exceptionnellement le personnage a simplement le regard vide, absent, assis les mains sur les genoux comme chez Charpentier et Vince ou debout comme chez Hopper. Or la posture, assise, donc au repos, la tête soutenue par la main ou le regard fixe, donc plongé dans les pensées, peut être interprétée de plusieurs manières. Cela peut correspondre aux différentes variantes de la mélancolie selon Robert Burton. Mais cela peut être aussi bien l’expression du plus noir désespoir que celui d’une douce mélancolie ou de la simple méditation. Ainsi le Penseur de Rodin était initialement prévu pour orner la Porte de l’Enfer et représenter Dante méditant sur son cycle infernal. « C’est aussi bien le mélancolique méditant et l’esprit créateur que le portrait de l’artiste perdu en lui-même », dit Jean Clair. Lors de l’exposition du Grand Palais on pouvait également admirer une petite statuette en bronze appartenant à un collectionneur (Georg Ortiz à Vandoeuvres en Suisse), datant probablement du Ier siècle avant J.C., et représentant Ajax assis sur un rocher dans la posture du Penseur, méditant, désespéré, sur sa folle action (fou furieux, mais aveuglé par Athénée, il avait massacré du bétail à la place d’Ulysse et de ses amis) et se préparant à son suicide. Voilà donc une représentation d’un désespoir qui n’a plus rien de mélancolique. On apprend par la même occasion qu’Ajax aussi bien que Marc-Antoine se sont suicidés tous les deux en se jetant sur leur épée. Voilà donc que nos ancêtres gréco-latins connaissaient déjà le geste auguste du samouraï ! Mais c’est la gravure de Dürer qui a été l’objet des interprétations les plus diverses. Rien d’étonnant à cela : l’époque adorait l’allégorie et la mystique. Et Dürer représente une figure féminine ailée, appuyant sa tête sur sa main gauche, mais le regard levé vers le ciel illuminé par une comète, tenant un compas de la main droite, et entourée d’un chérubin griffonnant sur une ardoise, d’un chien et plein d’instruments techniques et d’appareils scientifiques éparpillés sur le sol ou accrochés au mur. L’interprétation qui me semble alors la plus logique c’est celle de l’aspiration de l’homme à connaître le monde et de la constatation amère de son impuissance à le comprendre jamais dans sa totalité. De toute façon le XVIème était à la fois humaniste et profondément religieux et sa représentation symbolique de la mélancolie ne pouvait être que mystique.
En étudiant l’histoire de la mélancolie telle qu’elle ressort des différentes contributions au catalogue de l’exposition on s’aperçoit que c’est à la France de la fin du XVIIème et du XVIIIème que l’on doit la notion de « douce mélancolie » et la mise à mal de l’antique théorie des humeurs. C’est d’abord la définition du Dictionnaire universel de Furetière en 1690, citée par le conservateur du Louvre Guillaume Faroult : « Mélancolie signifie aussi une rêverie agréable, un plaisir qu’on trouve dans la solitude, pour méditer, pour songer à ses affaires, à ses plaisirs ou à ses déplaisirs. » Voilà une définition qui me convient bien ! Et qui utilise peut-être pour la première fois le terme de « douce mélancolie », celle des poètes et des amants, celle qui produit des « vers plaintifs ». Et presque un siècle plus tard, voici le Dictionnaire de Trévoux, mentionné également par Faroult, dont la dernière édition, celle de (1771) le confirme : « Il y a une mélancolie douce, qui n’est autre qu’une rêverie agréable, une délicieuse tristesse… C’est la situation d’une âme qui, en se refusant aux tentations vives qui la fatigueraient, sait se prêter aux illusions des sens… ». Et, entre-temps, en 1765, paraît cette définition de Diderot dans l’Encyclopédie, toujours citée par Faroult : « Mélancolie : c’est le sentiment habituel de notre imperfection. Elle est opposée à la gaieté qui naît du contentement de nous-mêmes… Elle se plaît dans la méditation qui exerce assez les facultés de l’âme pour lui donner un sentiment doux de son existence, et qui en même temps la dérobe au trouble des passions, aux tentations vives qui la plongeraient dans l’épuisement. La mélancolie n’est pas l’ennemie de la volupté, elle se prête aux illusions de l’amour, et laisse savourer les plaisirs délicats de l’âme et des sens… »
Et puis au début du XIXème la mélancolie devient à nouveau plus morbide. Ce sera le mal du siècle, ce sera l’ennui (affreux, l’ennui ; comment peut-on s’ennuyer ? Il est vrai que c’est bientôt la fin de l’activisme napoléonien, le temps des désillusions, le retour des rois…), ce sera le spleen de Vigny et Musset (affreux aussi, ce mot qui signifie rate en anglais !). Mais en 1804 déjà Etienne Pivert de Senancour écrivait dans son roman épistolaire Oberman : « D’où vient à l’homme la plus durable des jouissances de son cœur, cette volupté de la mélancolie, ce charme plein de secrets, qui le fait vivre de ses douleurs et s’aimer encore dans le sentiment de sa ruine ? » (cité par le conservateur général du Louvre Vincent Pomarède).
Jouir de sa ruine ? Non merci. Ce n’est plus ma mélancolie à moi. C’est la douce mélancolie du XVIIIème que j’aime. Celle de Watteau, de Vien, de Charpentier et de Lagrenée. Celle de Diderot. La rêverie agréable, le souvenir des choses et des êtres qui ne sont plus, la méditation sur cette vie si belle mais dont la durée est déterminée. Cette mélancolie qui est douce parce que « les chants les plus beaux sont les plus tristes », tout simplement. Parce que notre nature humaine le veut ainsi.